par Albert NOGUERA
Professeur de Droit Constitutionnel à l'Université de Valence
13 avril 2019
Nous vivons une montée du néofascisme qui, en Espagne, prend la forme d'un néofranquisme. Cela s’exprime non seulement par l’apparition de Vox, mais aussi par le clair transit idéologique du Parti populaire (PP) de Rajoy vers celui de Casado, ou le transit de la première mouture de Ciudadanos, qui se définissait comme social-démocrate, laïque et non monarchiste, vers ce qu'il est actuellement. Comment s'explique cette montée?
On entend souvent dire qu'il s'agit d'une réaction au processus indépendantiste catalan. Cependant, les causes sont plus complexes. Le phénomène requiert une double explication. D'une part, une explication globale: la montée du néofascisme en Espagne ne peut être comprise isolément, car il faut l'inscrire dans une tendance globale (Trump, Bolsonaro, Front national français, Alternative allemande, etc.). Et, d'autre part, une explication particulière: les déterminations historiques propres à l’Espagne font que le néofascisme franquiste est très différent du néofascisme anglais ou français.
Commençons par l'explication globale. Tout projet politique de droite a toujours visé à créer les conditions de reproduction du capitalisme. Le fait que ce dernier ne soit pas un mode de production statique mais en évolution rend également différent le projet politique qu'il nécessite à chaque moment historique. Ainsi, le capitalisme du XIXe siècle, dans sa phase de libre concurrence, avait besoin du constitutionnalisme libéral précoce en tant que projet politique. Et le capitalisme du XXe siècle, dans sa phase monopolistique d'État, nécessitait l'État social. Dans cette évolution, le néofascisme constitue le système juridico-politique nécessaire et fonctionnel à la phase actuelle de transition vers une nouvelle forme de capitalisme.
La manière d'organiser la production, l'accumulation et la consommation du nouveau capitalisme requiert de moins en moins les trois piliers de la Constitution démocratique: garanties de liberté, droits sociaux et instances démocratiques de médiation capital-travail.
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Santiago Abascal, président du parti d'extrême droite Vox, lors d'un meeting à Madrid. (Photo Contando Estrelas / Wikipedia / CC BY-SA 2.0) |
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Premièrement, au XXe siècle, la relation entre employeur et employé se formalisait dans le contrat de travail, dont la signature requérait l’égalité juridique et la liberté des deux parties. Un mineur ou une personne déclarée incapable ne peut pas signer un contrat. Le fonctionnement du capitalisme exigeait d’abord de donner aux individus la liberté pour, ensuite, s’entendre sur son abolition via le contrat d’achat-vente de force de travail. Vu que le capitalisme financier et automatisé actuel nécessite moins de travail, il combine l'expulsion d'une grande partie des travailleurs vers le chômage et la reconversion du reste dans des formes de travail précaire non contractuel ou faussement indépendant. Cela conduit à une disparition progressive du contrat en tant que figure centrale de l'organisation du processus de production, sans besoin cette fois de garanties de liberté.
Deuxièmement, les droits sociaux, perçus comme salaire indirect assuré par l'État aux travailleurs, étaient fondamentaux pour que le capital productif puisse promouvoir la consommation de la population grâce au salaire. Si l’État se chargeait des coûts de l’éducation, de la santé, etc., le surplus salarial du travailleur à la fin du mois était plus important et sa capacité de consommation effective également. Cependant, dans le cadre d’un capitalisme financier où l’investissement et le profit ne passent pas par la production mais par la finance spéculative, la consommation n'est plus favorisée par le salaire mais par le crédit ou consommation endettée, voie de multiplication du capital à intérêts. La façon actuelle d'organiser la consommation ne requiert plus de droits sociaux, mais un endettement personnel comme forme d'autoreproduction individualisée des personnes.
Et troisièmement, la désactivation, par le biais de réformes du travail et culturelles, de la capacité organisationnelle et de l'idéologie des travailleurs, signifie que les instances démocratiques de médiation capital-travail ne sont plus nécessaires pour éviter une révolution ou un conflit potentiels, qui désormais ne menacent plus.
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Le mausolée pharaonique del Valle de los Caídos où est enseveli Franco. Si les droites remportent les élections législatives du 28 avril, elles s'opposeront au transfert des restes du dictateur dans un endroit plus discret. (Photo Sebastian Dubiel / Wikipedia / CC BY-SA 3.0)
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Dans ce contexte, le néofascisme s'accommode du système juridico-politique le plus approprié pour procéder, lors du passage de l'ancienne à la nouvelle phase, à la destruction des trois piliers de la Constitution démocratique, qui ne seront plus nécessaires au capitalisme des prochaines décennies. Il peut en outre construire, dans le cadre de sociétés sans structures collectives de solidarité, de nouvelles formes de cohésion sociale fondées sur le discours de la haine contre un ennemi commun externe et interne. Et créer un État policier pénal qui réprime durement les résistances pouvant surgir du malaise social, tout en générant la peur pour les empêcher de se reproduire. Cela explique pourquoi la droite mondiale, en tant que projet politique répondant aux besoins de reproduction du capitalisme, s'oriente vers des discours néofascistes.
Par ailleurs, le néofranquisme exige également une explication particulière. Les droites n'adaptent pas leur projet aux besoins actuels du capitalisme en marge des éléments culturels hérités de leur propre pays. Le néofascisme n'est pas un projet frappé de déculturation et sans passé, mais intimement lié à l'histoire particulière de son territoire. Cela explique pourquoi, bien que fonctionnant selon un même modèle économique de capitalisme, les néofascismes nord-américain, espagnol, anglais ou allemand revêtent des formes totalement différentes.
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La transition espagnole (1975-1978) ne fut pas un processus de rupture avec le passé, mais de réforme du régime franquiste, avec de fortes caractéristiques de continuité. Cela signifie qu'au cours de ces dernières décennies, des éléments qui fonctionnent comme des appareils idéologiques reproduisant un franquisme sociologique sont restés pleinement présents dans de nombreux aspects de la vie quotidienne espagnole. De tels éléments offrent un champ sociologique facilitant à la droite espagnole la construction de son projet néofasciste autour de l’imaginaire collectif propre au franquisme et, en même temps, la connexion de cet imaginaire avec de larges couches de la population. C'est pourquoi le néofascisme adopte, en Espagne, la forme du néofranquisme.
En résumé, la seule façon de comprendre la montée du néofascisme en Espagne, sous sa forme néofranquiste, est de combiner, d'une part une explication globale - qui permet de le percevoir comme partie d'un phénomène global de transformation du discours et du projet politique de la droite globale qui, de manière fonctionnelle, opère en relation avec la nouvelle forme du capitalisme dans laquelle nous entrons - et, d'autre part, une explication particulière, qui permet de relier le néofascisme aux déterminations historiques particulières de l’Espagne des 80 dernières années et de le comprendre en tant que projet politique aux caractéristiques propres, différenciées du reste des néofascismes en progression dans d’autres pays.
Publié, comme l'article source (traduit par LatinReporters), sous licence Creative Commons CC BY-SA 3.0.