Martyrs et mémoire historique : les deux Espagne se jettent leurs morts à la figure
par Christian GALLOY
MADRID, dimanche 28 octobre 2007 (LatinReporters.com)
- Béatification de 498 "martyrs" religieux espagnols le 28 octobre au Vatican
et approbation parlementaire attendue, le 31 octobre à Madrid, d'une
loi dite de la "mémoire historique": près de trois quarts de
siècle après l'écrasement de la IIe République
lors de la guerre civile de 1936-1939, les morts des deux camps sont honorés
séparément. Ils nourrissent la haine ravivée entre droite et gauche
dans l'Espagne du socialiste José Luis Rodriguez Zapatero.
Responsable ou non, M. Zapatero sera historiquement associé à
la fin de l'esprit de réconciliation qui avait caractérisé
la transition démocratique après la mort, en 1975, du général
putschiste et dictateur d'extrême droite Francisco Franco.
Socialiste peut-être le plus radical de l'Union européenne (quoique contraint à
la prudence en matière économique)
et confronté à l'une des droites les plus intransigeantes du
Vieux continent, José Luis Rodriguez Zapatero est à la fois
acteur et victime de l'actuelle cassure, dont trois causes visibles s'enchaînent:
1. Superbe du prédécesseur conservateur de M. Zapatero, José
Maria Aznar, qui aligna l'Espagne aux côtés des Etats-Unis dans
la guerre en Irak malgré une impressionnante opposition populaire dans
la rue et dans les sondages.
2. Les attentats de Madrid du 11 mars 2004 (191 morts et 1.824 blessés).
Revendiqués par des islamistes qui prétendaient châtier l'engagement
espagnol en Irak, ces attentats précédèrent d'à peine
trois jours les dernières élections législatives. Ils
en bouleversèrent l'issue, le socialiste Zapatero les remportant contre
toute attente, mais avec une majorité parlementaire seulement relative.
Ces circonstances exceptionnelles portent encore aujourd'hui le Parti Populaire
(droite) à contester la légitimité de la victoire de
M. Zapatero.
3. Un front populaire qui ne dit pas son nom. M. Zapatero l'a formé
pour étayer sa majorité seulement relative lors de votes parlementaires
essentiels de l'actuelle législature. Ce front populaire informel,
car n'altérant pas l'homogénéité socialiste du
gouvernement, prolonge au niveau national, avec les mêmes forces parlementaires,
le pacte dit du Tinell conclu en décembre 2003 entre socialistes, communistes
et indépendantistes de la Gauche républicaine catalane (ERC) pour gouverner la
Catalogne. Ce pacte exclut tout accord avec le Parti Populaire, tant en
Catalogne que dans le reste de l'Espagne.
L'influent quotidien pro-socialiste El Pais a noté plusieurs fois
que sans la nécessité de l'appui de partis occupant l'extrême
gauche de l'éventail politique espagnol, M. Zapatero, quoique
petit-fils d’un républicain fusillé en 1936 par les franquistes,
n'aurait sans doute pas ouvert le chantier houleux de la loi dite de la
"mémoire historique", réclamé surtout par les communistes
d'Izquierda Unida (Gauche unie).
La loi, dont le projet fut révisé à diverses reprises
pour en réduire la puissance vindicative, devrait être adoptée
le 31 octobre par le Congrès espagnol des députés. S'y
opposeront le Parti Populaire, jugeant inutile et dangereux de "rouvrir les
plaies du passé", ainsi que les républicains catalans, qui
figuraient pourtant parmi les promoteurs originels du projet. Ils n'acceptent
pas que les procès devant les tribunaux d'exception de la dictature
soient seulement déclarés "illégitimes" au lieu d'être
frappés d'une pleine nullité.
Outre cette illégitimité ambiguë, la loi oblige au retrait de l'espace
public de tout monument et symbole franquiste, elle implique l'Etat et les
pouvoirs locaux dans la localisation de fosses communes de républicains
exécutés, elle dépolitise el Valle de los caidos ("la
Vallée de ceux qui sont tombés"), tombe pharaonique de Franco,
et offre la nationalité espagnole aux fils et petit-fils d'exilés
et même d'émigrés. L'émigration massive d'Espagnols
pendant 40 ans après la guerre civile fut, selon les socialistes,
un drame social largement dû à la dictature franquiste (elle
exécuta 50.000 républicains après le conflit) et à
la misère découlant de l'affrontement fratricide qui fit 500.000
morts.
Selon les partisans de la loi, elle dissiperait l'injuste "pacte de l'oubli"
qui aurait présidé à l'apparente réconciliation
lors de la transition démocratique. Les adversaires de la loi, il en
existe même à gauche, croient au contraire que la transition
reposait sur le souvenir encore vif du drame collectif et que l'oubli serait
plutôt l'imprudence actuelle d'une nouvelle génération
d'Espagnols, qui remue les morts dans l'opulence favorisée par la
paix entre les deux Espagne.
Le débat public et médiatique sur la "mémoire historique"
divise l'Espagne au point d'inonder les librairies d'ouvrages qui revisitent
l'histoire. Le soulèvement en octobre 1934 de la gauche contre le gouvernement
républicain de droite issu des législatives démocratiques
de 1933 y est souvent présenté comme le premier acte de la guerre
civile. L'autoproclamée "République socialiste des Asturies"
organisait alors une "armée rouge" et des comités du type soviets
appelant à marcher sur Madrid, tandis qu'en Catalogne le président
de l'exécutif régional, Companys, proclamait "l'Etat catalan".
L'armée républicaine étouffa cette révolution.
En 1936, la même République, mais gouvernée cette fois par un Front
populaire, était assiégée par Franco.
Gauche et droite trahirent donc la IIe République. Néanmoins, selon un traditionnel
parti pris sémantique et médiatique, la gauche ne ferait que
des révolutions, les mots putsch et coup d'Etat n'étant accolés
qu'à la droite.
Loi de la "mémoire historique" et béatification massive à
Rome, la plus importante de l'histoire de l'Eglise, de 498 religieux (s'ajoutant
aux 471 déjà béatifiés) parmi les 10.000
qu'aurait exécutés la gauche en Espagne avant et pendant la guerre civile
sont deux initiatives qui se réclament chacune de "la véritable et définitive réconciliation".
Mais il est difficile d'oublier qu'en mettant le "Christ roi"
au service de la dictature franquiste, l'Eglise appartint aussi, comme plus brièvement la gauche
républicaine, au camp des bourreaux. Et il suffit aujourd'hui de consulter la presse espagnole, celle de gauche
applaudissant la "mémoire historique" et celle de droite les béatifications,
ainsi que d'écouter les invectives parlementaires pour se convaincre que les
deux Espagne se jettent encore ou à nouveau leurs morts à
la figure.
Le roi Juan Carlos et l'institution monarchique, restaurée
selon le voeu de Franco, en frissonnent.