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Bolivie - La colère indienne fait plier Evo Morales : hausse des carburants annulée

LA PAZ, dimanche 2 janvier 2011 (LatinReporters.com) - La colère sociale, notamment dans les communautés indiennes, bases de son pouvoir, l'a contraint à reculer. Se prévalant de "gouverner en obéissant au peuple", le président de la Bolivie, l'Amérindien et socialiste radical Evo Morales, annonçait peu avant le nouvel an l'annulation de la hausse spectaculaire des carburants, jusqu'à 82%, décrétée 5 jours plus tôt.

Objet du Décret suprême 748 désormais abrogé, le décrié "gasolinazo" (en traduction libre, "gros coup sur l'essence") ne laissait personne indifférent. D'une ampleur historique, il portait à l'équivalent de 0,91 $ (+72%) le prix du litre d'essence normale, à 1 $ (+57%) le litre de super et à 0,96 $ (+82%) le litre de gazole.

Justification économique d'Evo Morales : la Bolivie a importé en 2010 des carburants pour un montant de 660 millions $; de ce montant, 380 millions $ ont servi à subventionner l'essence et le gazole pour les vendre très au-dessous de leur coût d'importation; de 2005 à 2010, le coût de la subvention s'est multiplié par 3,5 et grève désormais lourdement l'économie bolivienne; en outre, les carburants subventionnés alimentent une vaste contrebande de réexportation vers le Pérou, l'Argentine, le Brésil et le Chili voisins, où les prix à la pompe sont plus élevés que dans les stations-service boliviennes.

Et, soudaine touche de libéralisme de la part de celui qui nationalisa les hydrocarbures en mai 2006, Evo Morales croit aussi que hausser le prix des carburants favoriserait l'encore insuffisante activité pétrolière en Bolivie, dont la richesse en hydrocarbures est centrée sur le gaz naturel.

Dans un pays qui compte toujours plus de 60% de pauvres, ces arguments ont sonné creux. Pour tenter d'endiguer la grogne grandissante, Evo Morales annonçait le 29 décembre une hausse de 20% des salaires (annulée ensuite en même temps que le gasolinazo) dans l'enseignement, la santé, la police et l'armée. Choyer les chiens de garde que sont les porteurs d'uniformes n'empêcha pas l'expansion incontrôlée de grèves et de violences.

"El Alto a placé Evo Morales à la présidence, mais El Alto peut aussi l'en éjecter"

Le 30 décembre, les principales villes de Bolivie étaient paralysées par une grève des transports et par des manifestations. Elles ont provoqué 15 blessés et entraîné 21 arrestations lors de heurts, notamment à El Alto. Cette grande ville dortoir d'un million d'habitants, en majorité amérindiens, a toujours été pour le MAS (Mouvement vers le socialisme) d'Evo Morales une citadelle et même un canon social pointé sur La Paz, distante d'à peine 12 km. C'est en descendant d'El Alto que des dizaines de milliers de manifestants chassèrent de la présidence, en octobre 2003, le président multimillionnaire Gonzalo Sanchez de Lozada, exilé aux Etats-Unis. Deux ans et deux mois plus tard, Evo Morales remportait l'élection présidentielle à la majorité absolue dès le premier tour.

"El Alto a placé Evo Morales à la présidence, mais El Alto peut aussi l'éjecter du fauteuil présidentiel s'il n'abroge pas le décret" déclarait au cours des manifestations Fany Nina, présidente de la puissante Fédération des comités de quartier de la cité satellite.

Une statue du légendaire guérillero argentino-cubain Ernesto "Che" Guevara était jetée à bas à El Alto. A La Paz, la multitude, empêchée par la police d'accéder au Palais présidentiel, a brûlé un drapeau vénézuélien et insulté le président Hugo Chavez, principal allié sud-américain d'Evo Morales. Dans les neuf départements du pays, des appels à la démission du président bolivien ont été lancés.

Même la zone des producteurs de coca du Chaparé, dont Evo Morales préside encore les syndicats qui lui servirent de tremplin politique, a été secouée par des manifestations et des barrages routiers contre le gasolinazo. Dans de nombreuses villes, une hausse des prix en chaîne, à partir de celle des transports, a frappé et raréfié les denrées de première nécessité, y compris le pain.

Des sièges du MAS, le parti présidentiel, et des immeubles administratifs ont été attaqués et endommagés dans diverses localités. De nouvelles manifestations et des blocages de routes, ainsi que des marches sur La Paz de mineurs de l'Altiplano et d'affiliés de la Centrale ouvrière bolivienne étaient annoncés pour le 3 janvier, après la trêve du nouvel an.

Questions

L'abrogation par Evo Morales, au soir du 31 décembre, du décret de hausse des prix des carburants semble avoir ramené le calme. Mais la fièvre de révolte soudaine, cause de l'absence remarquée du leader amérindien à l'investiture de la présidente brésilienne Dilma Rousseff, le 1er janvier à Brasilia, suscite quelques questions :

  • Réélu au premier tour de l'élection présidentielle en décembre 2009 avec plus de 60% des voix et disposant d'une majorité parlementaire des deux tiers, le président Evo Morales a pourtant été violemment bousculé, y compris dans ses places fortes. Le gasolinazo aurait-il révélé une surprenante fragilité? Serait-elle le prix du populisme? Si celui-ci concentre dans les mains présidentielles un pouvoir direct de gestion et de communication avec le "peuple", l'absence ou la faiblesse de mailles du tissu démocratique (le Parlement est aux ordres, la justice n'est plus indépendante et les médias et l'opposition sont harcelés) canalisent-elles en revanche vers le président la fureur soulevée par des mesures impopulaires?

  • L'hostilité de manifestants boliviens à l'égard du Venezuela et de son président, Hugo Chavez, est-elle significative ou anecdotique? Pour Evo Morales et d'autres présidents de pays latino-américains, est-ce un gage de stabilité d'être l'allié de Caracas et de bénéficier de son aide financière? Cette aide est-elle encore compatible avec la crise économique accentuée qui perdure au Venezuela?

  • Evo Morales a souvent accusé les minorités occidentalisées des relativement riches départements boliviens de l'est de vouloir le renverser par un coup d'Etat. Le président doit-il se soucier autant, voire davantage, de compagnons désenchantés? A cet égard, la percée aux élections municipales d'avril 2010 du Movimiento Sin Miedo (MSM, Mouvement sans peur), parti de gauche qui s'oppose à Evo Morales après en avoir été l'allié, était-elle un avertissement?


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