Lettre de l'otage Franco-Colombienne séquestrée par la guérilla des FARC
Colombie - "Nous vivons comme des morts" écrit Ingrid Betancourt à sa mère
BOGOTA, dimanche 2 décembre 2007 (LatinReporters.com) - "Je n'ai
envie de rien ... Ce moment est très dur ... Désormais, tout
est miracle" écrit Ingrid Betancourt dans une lettre adressée
à sa mère Yolanda Pulecio (larges extraits ci-dessous). Séquestrée par la
guérilla marxiste des FARC depuis février 2002, la Franco-Colombienne
croit qu'elle ne serait plus en vie sans la mobilisation, "l'engagement
en faveur de tous ceux qui vivons ici comme des morts".
A Bogota, sur les ondes de Radio Caracol, Yolanda Pulecio s'est indignée
de la publication dans des médias colombiens d'extraits de
cette lettre "intime" de 12 pages, réservée "à la
famille" et écrite par sa fille le 24 octobre dernier
dans le camp des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie)
où elle est retenue en otage. La famille Betancourt avait demandé
aux autorités de ne pas diffuser cette lettre. Sa filtration à
la presse est une "bassesse" et une enquête sera ouverte pour découvrir
le responsable a indiqué le procureur général Mario
Iguaran.
Néanmoins, savoir grâce à cette lettre, en évitant
les détails intimes, qu'Ingrid Betancourt est désespérée,
que sa famille, surtout ses enfants Lorenzo et Mélanie, et même
la France sont les lumières qui éclairent sa "nuit obscure",
savoir aussi que sa vieille radio maintient un fil de vie avec les siens
grâce aux messages destinés aux séquestrés et
que c'est sans doute cette même radio qui lui confirme que la France
et le président vénézuélien Hugo Chavez, tous
deux vivement remerciés, se sont mobilisés en faveur des otages,
rien de cela ne peut nuire à l'image d'Ingrid.
Assumée avec noblesse, mais aussi avec une inquiétante
résignation inexistante dans sa vidéo de 2003, la souffrance
d'Ingrid Betancourt, désormais très palpable, renforce son
image de symbole à la fois des otages et de la cruauté de
ravisseurs qui, comme avec la cocaïne, trafiquent avec la vie et même
avec de simples preuves de vie pour tenter d'arracher des avantages politiques.
Le 29 novembre dans un hôtel de Bogota, trois membres d'un commando
urbain des FARC étaient arrêtés par l'armée.
Ils étaient en possession de sept lettres écrites par des otages,
dont celle d'Ingrid Betancourt, ainsi que de cinq vidéos et de photographies
constituant des preuves de vie d'Ingrid et de quinze autres séquestrés,
dont trois Américains.
Selon l'un des commandants des FARC, Ivan Marquez, le destinataire de ce matériel
était Hugo Chavez. Furieux du refus opposé par son homologue colombien Alvaro Uribe
à la poursuite de sa médiation avec les insurgés, le président
vénézuélien, sur la même longueur
d'onde idéologique que la guérilla, souhaitait
exhiber lui-même, au profit supposé de son image internationale,
ces preuves de vie qui attestent pourtant l'inhumanité de ses amis
guérilleros. Leur cruauté est soulignée aujourd'hui en Colombie tant par
les médias que par l'Eglise, le gouvernement, ainsi que la gauche
et la droite parlementaires.
Les FARC figurent sur les listes officielles d'organisations terroristes
dressées respectivement par la Colombie, les Etats-Unis et l'Union
européenne. Les en extraire est un éventuel élément
de négociation qui pourrait être introduit, par exemple par
le président français Nicolas Sarkozy en coordination avec
Alvaro Uribe (ils ont eu samedi un nouvel entretien téléphonique), dans les tractations sur un échange humanitaire d'otages
contre des rebelles emprisonnés.
L'une des vidéos saisies aux FARC le 29 novembre montre Ingrid Betancourt émaciée,
assise, silencieuse, triste et le regard baissé comme sur la photo
ci-dessus. "On voit qu'elle ne veut rien dire. Elle ne veut pas faire le
jeu de la guérilla" a estimé son mari, Juan Carlos Lecompte.
Extraits de la lettre d'Ingrid Betancourt à sa mère Yolanda
Pulecio, choisis sur la base de ceux publiés par le quotidien colombien
El Tiempo (traduction -littérale- de LatinReporters):
"Ce moment est très dur pour moi. Ils demandent des preuves
de survie à brûle-pourpoint et me voici en train de t'écrire,
mon âme étendue sur ce papier. Je n'ai pas mangé à
nouveau, l'appétit m'est bloqué, les cheveux me tombent
en grandes quantités.
Je n'ai envie de rien. Je crois que seul cela est bien, je n'ai envie
de rien, car ici dans cette forêt l'unique réponse à
tout est "non". C'est donc mieux de ne rien vouloir pour être libre
au moins de désirs. Il y a 3 ans que je demande un dictionnaire
encyclopédique pour lire quelque chose, apprendre quelque chose,
maintenir la curiosité intellectuelle vivante. Je continue à
attendre qu'au moins par compassion ils m'en fournissent un, mais mieux
vaut ne pas y penser.
Désormais, tout est miracle, y compris t'entendre le matin,
car ma radio est vieille et endommagée.
Je veux te demander, jolie petite maman, de dire aux enfants que je
veux qu'ils m'envoient trois messages par semaine (...) Je n'ai besoin de
rien de plus, mais j'ai besoin d'être en contact avec eux. C'est la
seule information vitale, transcendantale, indispensable, le reste ne m'importe
déjà plus (...).
Comme je te le disais, la vie ici n'est pas la vie, c'est un gaspillage
lugubre de temps. Je vis ou survis dans un hamac tendu entre deux pieux,
couvert d'un moustiquaire, avec au-dessus une tente comme toit, ce qui me
permet de penser que j'ai une maison.
J'ai une étagère où je mets mon équipement,
c'est-à-dire le sac avec les vêtements et la Bible qui est
mon seul luxe. Tout est prêt pour sortir en courant (...) A n'importe
quel moment ils donnent l'ordre d'empaqueter et on dort dans n'importe
quelle cavité, étendue où que ce soit, comme un quelconque
animal (...). Les marches sont un calvaire, car je n'en peux plus avec mon
équipement très lourd (...). Tout est stressant, mes affaires
se perdent où ils me les enlèvent, comme le blue-jean, avec
lequel ils m'ont capturée, que Mela [Mélanie, la fille
d'Ingrid Betancourt; ndlr] m'avait offert à Noël. Je n'ai pu sauver
que la veste, une bénédiction, car les nuits sont gelées
et je n'ai rien eu d'autre pour me couvrir (...).
J'ai en mémoire l'âge de chacun [des enfants].
A chaque anniversaire, je leur chante le Happy Birthday. Je sollicite
qu'ils me permettent de faire une tarte. Mais depuis trois ans, chaque
fois que je demande, la réponse est non. C'est égal, s'ils
apportent une galette ou une soupe quelconque au riz et aux haricots, ce
qui est habituel, je me figure que c'est une tarte et je célèbre
leur anniversaire dans mon coeur.
A ma Melelinga [Mélanie], mon soleil de printemps, ma
princesse de la constellation du cygne, à elle que j'adore tant,
je veux te dire que je suis la maman la plus fière de cette terre
(...). Et si je devais mourir aujourd'hui, je m'en irais satisfaite de la
vie, remerciant Dieu pour mes enfants (...).
A mon Lorenzo, mon Loli Pop, mon ange de lumière, mon roi des
eaux bleues, mon musicien en chef qui me chante et m'enchante, au propriétaire
de mon coeur, je veux lui dire que depuis le jour où il est né
jusqu'aujourd'hui il a été ma source de joies (...).
Petite maman, il y a tant de personnes que je veux remercier de se
rappeler de nous, de ne pas nous avoir abandonnés. Longtemps, nous
avons été comme les lépreux qui enlaidissent le bal,
nous ne sommes pas, les séquestrés, un sujet "politiquement
correct", cela sonne mieux de dire qu'il faut être fort face à
la guérilla même si on sacrifie quelques vies humaines. Devant
cela, le silence. Seul le temps peut ouvrir les consciences et élever
les esprits. Je pense à la grandeur des Etats-Unis, par exemple. Cette
grandeur n'est pas le fruit de la richesse en terres, en matières
premières, etc., mais le fruit de la grandeur d'âme des leaders
qui ont modelé la nation. Quand Lincoln défendit le droit à
la vie et à la liberté des esclaves noirs de l'Amérique,
il affronta aussi de nombreux Floridas et Praderas. De multiples intérêts
économiques et politiques étaient considérés
comme supérieurs à la vie et à la liberté d'une
poignée de noirs. Mais Lincoln gagna et dans le collectif de cette
nation la priorité de la vie humaine resta imprimée par-dessus
tout autre intérêt.
[Florida et Pradera sont deux municipalités colombiennes
couvrant 800 km² dont les FARC exigent la démilitarisation unilatérale,
les guérilleros prétendant s'y maintenir, pour y négocier
un échange humanitaire d'otages, dont Ingrid Betancourt, contre
des rebelles emprisonnés. Le président colombien Alvaro Uribe
estime que pareille démilitarisation porterait atteinte à
la souveraineté et à l'honneur de la nation; ndlr].
En Colombie nous devons encore penser d'où nous venons, qui
nous sommes et où nous voulons aller. J'aspire à ce qu'un
jour nous ayions cette soif de grandeur qui fait surgir les peuples du
néant vers le soleil. Quand nous serons des inconditionnels de
la défense de la vie et de la liberté des nôtres,
c'est-à-dire quand nous serons moins individualistes et plus solidaires,
moins indifférents et plus engagés, moins intolérants
et plus compatissants, alors ce jour-là nous serons la grande nation que nous
voudrions tous être (...).
A Piedad et à Chavez tout, toute mon affection et mon admiration.
Nos vies sont là, dans leur coeur, dont je sais qu'il est grand
et courageux (...) [Le jour où Ingrid Betancourt
écrivait cette lettre, la sénatrice libérale colombienne
Piedad Cordoba et le président Hugo Chavez du Venezuela n'avaient
pas encore été déchargés par le président
colombien Uribe de leur médiation avec la guérilla des FARC
pour trouver la voie d'un échange humanitaire de prisonniers; ndlr].
Mon coeur aussi appartient à la France (...) Quand la nuit
était la plus obscure, la France fut le phare. Lorsqu'il était
mal vu de demander notre liberté, la France ne s'est pas tue. Quand
ils ont accusé nos familles de faire du tort à la Colombie,
la France leur donna appui et réconfort.
Je ne pourrais pas croire qu'il soit possible d'être un jour
libre si je ne connaissais pas l'histoire de la France et de son peuple.
J'ai demandé à Dieu de me couvrir de la même force
que celle avec laquelle la France a pu supporter l'adversité pour
me sentir plus digne d'être comptée parmi ses fils. J'aime
la France avec l'âme , les voix de mon être cherchent à
se nourrir des composants de son caractère national, cherchant à
se guider selon des principes et non des intérêts. J'aime
la France avec mon coeur, car j'admire la capacité de mobilisation
d'un peuple qui, comme Camus, entend que vivre c'est s'engager (...). Toutes
ces années ont été terribles, mais je ne crois pas
que je pourrais être encore en vie sans l'engagement qu'on nous a
offert, en faveur de tous ceux qui vivons ici comme des morts (...)".
NICOLAS SARKOZY APPELLE LES FARC À LIBÉRER SANS DÉLAI LES OTAGES
PARIS - La Présidence de la République française a diffusé
le samedi 1er décembre 2007 ce communiqué:
"Le Président de la République [Nicolas Sarkozy]
s'est entretenu aujourd'hui par téléphone avec le Président
colombien, M. Alvaro Uribe.
Au lendemain de la publication de preuves de vie de plusieurs otages détenus
par les FARC, dont Ingrid Betancourt, il lui a dit son soulagement, mais
aussi son inquiétude, celle de la famille et du peuple français
dans son ensemble devant la précarité évidente de l'état
de santé de notre compatriote Ingrid Betancourt et de son désespoir.
Le Président de la République appelle les FARC à libérer
sans délai les otages.
Il a souligné auprès de son homologue colombien qu'il y avait
urgence à agir, qu'il entendait lui-même redoubler d'efforts
pour que soit mis fin au calvaire des otages, et qu'il comptait sur l'aide
du gouvernement colombien pour parvenir rapidement à un échange
humanitaire".