Les négociations de paix entretiennent espoir et ambiguïté
Colombie : décoder l'accord avec les Farc sur la réforme rurale
 

BOGOTA, jeudi 30 mai 2013 (LatinReporters.com) - "Historique"... Le mot a fusé de divers bords à propos de l'accord sur une "réforme rurale intégrale" annoncé le 26 mai à La Havane à l'issue du 9e cycle des négociations de paix ouvertes en novembre 2012 entre le gouvernement colombien et la guérilla des Farc. Des paradoxes incitent à décoder cet accord, d'autant que le développement rural n'est que le premier des cinq chapitres de pourparlers à l'issue toujours incertaine.

Premier paradoxe : le président colombien Juan Manuel Santos, ex-ministre de la Défense et chef de guerre le plus meurtrier qu'aient jamais affronté les Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie, marxistes) a quasiment légitimé l'éclosion de cette guérilla, en 1964 pour la défense de communautés paysannes.

Expliquant en effet que l'accord conclu à La Havane prévoit la distribution de terres aux paysans sans terre, la régularisation de la propriété et sa protection, ainsi que l'assistance financière et technique à la production et à la commercialisation, M. Santos a affirmé que "pour renverser les effets du conflit et aussi empêcher sa répétition, le gouvernement a la conviction qu'il faut changer de manière radicale les conditions dans les campagnes" par une "réforme rurale intégrale".

"L'affaire n'est pas quelconque", car la question de la terre est "intimement liée à l'ADN" des Farc, estime l'éditorialiste d'El Tiempo, le principal quotidien colombien. La plupart des médias rappellent que 11 millions d'hectares ont été abandonnés ou arrachés de force aux paysans en 49 ans d'affrontements opposant la guérilla à l'armée et aux paramilitaires. Le bilan officiel du conflit, le plus vieux d'Amérique latine, est de 600.000 morts, 15.000 disparus et près de 4 millions de déplacés.

Les États-Unis, qui ont fourni à Bogota plus de 8 milliards de dollars entre 2000 et 2012 pour combattre le narcotrafic et la guérilla, renforcent le paradoxe lorsque le vice-président Joseph Biden, en visite officielle en Colombie, se félicite également de l'accord sur la réforme rurale, applaudissant "tout progrès qui rapproche les Colombiens de la paix qu'ils méritent tant". Quant aux félicitations de la Commission européenne, qu'en dire alors que l'eurocratie bruxelloise étouffe l'Europe dans une longue austérité néolibérale qui engendrera peut-être aussi des soubresauts insurrectionnels ?

Second paradoxe : vainqueur politique, du moins jusqu'à présent, d'une négociation qui gomme son image d'organisation "terroriste" et qui débouche maintenant sur la reconnaissance implicite du bien-fondé originel de son soulèvement, la guérilla des Farc affiche néanmoins un optimisme nettement plus modéré que celui du président Santos.

Alors que tout le monde se félicitait, le 26 mai, de l'accord sur la réforme rurale, qualifié par Juan Manuel Santos de "pas fondamental vers un accord final", les Farc rappelaient tout de même que l'accord ne serait valable qu'à condition qu'il y ait accord "sur l'ensemble des points" au menu des négociations, qui en comptent cinq. Après le développement rural, la réinsertion politique des guérilleros, le trafic de drogue, l'abandon des armes et le dédommagement des victimes allongeront et compliqueront au moins jusqu'à la fin de l'année les pourparlers de paix, qui se déroulent sans cessez-le-feu.

En outre, même sur la question agraire, le négociateur en chef des Farc, Ivan Marquez, et un communiqué de la guérilla diffusé le 27 mai ont fait état de "réserves ponctuelles qui devront être reconsidérées avant la concrétisation d'un accord final".

Selon l'éditorialiste d'El Tiempo, ces réserves concernent "des thèmes d'une énorme transcendance qui séparent encore les négociateurs", tels que les zones de réserve paysannes, l'exploitation minière [qui se heurte à l'hostilité de la guérilla envers les multinationales; ndlr] et les limites des latifundia. "Le diable est dans les détails" avertit El Tiempo, tandis que l'ex-président Alvaro Uribe, appuyé par les grands propriétaires terriens, prévient son successeur Juan Manuel Santos qu'il est "inacceptable de négocier le modèle agraire colombien avec le narcoterrorisme".

Les Farc continuent de surcroît à dénoncer "la macrocriminalité, dans laquelle règnent la corruption et l'impunité, qui s'est emparée de l'État colombien". Cela n'empêche pas les rebelles "de ne pas avoir le moindre doute sur l'importance de la table de conversations à Cuba", mais avec l'espoir que "le peuple colombien" et "la communauté internationale" empêcheront la rupture des négociations par le gouvernement, "lorsqu'il sera clair qu'elles ne se déroulent pas comme il l'avait prévu".

Deux visions distinctes de la paix

En somme, la guérilla se garde de célébrer trop ouvertement l'accord sur la réforme rurale, faute de la certitude qu'il s'inscrira dans ses objectifs stratégiques de modification des structures politiques et économiques de l'État. "La paix ne signifie pas [seulement] le silence des fusils" estimait Ivan Marquez en octobre 2012 à Oslo lors de l'installation de la table de négociations, opérationnelle dès le mois suivant à Cuba.

Par contre, le gouvernement du président Santos, qui maintient une forte pression militaire sur la guérilla, célèbre tant l'accord qu'il le transforme, probablement à dessein, en levier médiatique et psychologique pour se rapprocher rapidement d'une paix qui ne bousculerait pas le capitalisme bogotanais et dont la concrétisation, voire seulement sa perspective, assurerait au printemps 2014 la réélection de M. Santos.

"Ni le modèle économique ni les investissements étrangers ne sont à l'agenda des pourparlers" avait répliqué à Ivan Marquez à Oslo le chef des négociateurs du gouvernement colombien, l'ancien vice-président Humberto de la Calle.


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