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Les ENFANTS VOLÉS, autres disparus du franquisme?
Crimes de Franco: le juge Garzon recule, mais l'Espagne ne peut plus oublier
Exhumation de Federico Garcia Lorca désormais incertaine

MADRID, jeudi 20 novembre 2008 (LatinReporters.com) - Magistrat ou politicien? S'érigeant à nouveau en justicier de l'histoire, comme en 1998 lorsqu'il poursuivit le dictateur chilien Augusto Pinochet, le juge d'instruction espagnol Baltasar Garzon relève des deux catégories. Car s'il vient de renoncer à instruire, après l'avoir ouvert un mois plus tôt, le premier procès des crimes du franquisme, il n'en laisse pas moins l'Espagne plongée dans un turbulent exercice socio-politique de mémoire collective qui rendra difficile l'oubli. D'autant que dans l'arrêt du 18 novembre par lequel il jette l'éponge, le juge vedette attribue au régime de Franco le vol de milliers d'enfants de mères républicaines, un drame quasi inconnu.

Se déssaisissant au profit théorique d'instances provinciales, Baltasar Garzon met fin à son instruction controversée de 114.266 disparitions forcées de républicains pendant la guerre civile (1936-1939) et sous le régime franquiste (1939-1975) car, dit-il sans plaisanter dans son arrêt, il a constaté, certificats de décès à l'appui, que la mort a éteint la responsabilité pénale des coupables présumés de ces crimes imprescriptibles contre l'humanité, à savoir Francisco Franco en personne (décédé le 20 novembre... 1975!) et ses principaux généraux et ministres des premières années de la dictature. En résumé, il n'y a plus de bourreaux en vie à juger.

Le Parti Populaire (PP, droite) et plusieurs médias rient aux éclats en soulignant que Garzon est enfin convaincu de la mort du Caudillo, qui avait eu droit voici 33 ans à des funérailles nationales. Mais, argumente Garzon dans son arrêt, laissant clairement transparaître sa fibre politique, "déclarer éteinte, pour cause de décès, la responsabilité des principaux chefs [de la répression franquiste] n'est pas la même chose que leur octroyer l'impunité, le pardon et l'oubli judiciaire".

Le quotidien conservateur ABC parle de "dérobade" et même le journal de centre gauche El Pais, pourtant favorable au messianisme de Garzon, considère comme ABC qu'en s'éloignant de son propre chef le juge évite d'être écarté sur décision humiliante du collège des juges de l'Audience nationale, tribunal auquel il appartient. La majorité de ce collège s'est déjà montrée réceptive aux arguments du procureur Javier Zaragoza lorsqu'il s'est élevé contre "l'inquisition générale contraire à la Constitution" qu'aurait prétendu mener Baltasar Garzon.

Pour contester en outre la compétence du juge Garzon dans l'instruction de crimes du franquisme, le procureur a invoqué l'inexistence supposée "avant 1945" (année du procès de Nuremberg) du concept juridique de crimes contre l'humanité (qui relèvent en première instance de la compétence exclusive de l'Audience nationale), la prescription des autres types de délits, la non rétroactivité des lois, l'Amnistie politique générale de 1977 et même une étonnante certitude de la mort des républicains considérés comme disparus.

En levant le pied, Baltasar Garzon remet le dossier de ces disparus du franquisme et des exhumations aux juridictions de provinces dans lesquelles sont déjà localisées des fosses communes de républicains exécutés, dont celle où aurait été jeté le poète Federico Garcia Lorca. Mais dans l'attente des prochaines décisions tant de ces juridictions que du collège des juges de l'Audience nationale, l'incertitude plane sur le nombre et le rythme des exhumations. Celles ordonnées par Garzon ont déjà été paralysées "à titre de précaution" par la salle plénière de l'Audience nationale.

"Enfants perdus du franquisme"

Dans la plupart des 152 pages de son arrêt du 18 novembre, Garzon réfute longuement les arguments portés contre lui par le procureur Zaragoza. Se prévalant sur ce point de l'appui du Comité des droits de l'homme des Nations Unies, le juge continue à réclamer l'annulation de l'Amnistie de 1977. A propos de la condamnation pour crimes contre l'humanité des dignitaires du nazisme, en 1945 par le Tribunal de Nuremberg, Garzon affirme que ce tribunal fonda ses sentences contre Goering, Ribbentrop et d'autres "en contemplant une limite temporelle remontant au 30 janvier 1933 et à l'accès du nazisme au gouvernement de l'Allemagne, clairement antérieur au début de la seconde guerre mondiale, en 1939, et de la guerre civile espagnole, en 1936".

Mais c'est sur l'importance qu'il recommande d'accorder aujourd'hui aux disparitions que Baltasar Garzon est le plus éloquent, révélant sur des dizaines de pages le drame des "enfants perdus du franquisme" arrachés aux mères républicaines. Fussent-ils encore vivants "à 60 ans et davantage", ces enfants volés sont eux aussi, aux yeux de Garzon, victimes du crime imprescriptible et non amnistiable de disparition forcée, la perte de leur identité sous un nom d'adoption ayant empêché leurs proches de les retrouver. Ce crime, argumente en substance le juge, se perpétue dans le temps et ne s'éteindra que lorsque les enfants volés auront retrouvé leur véritable identité.

Baltasar Garzon attribue aux franquistes "le développement d'un système de disparition d'enfants mineurs de mères républicaines (mortes, prisonnières, exécutées, exilées ou simplement disparues) pendant plusieurs années, entre 1937 et 1950, sous la couverture d'une apparente légalité, contrairement à ce qui se passa des décennies plus tard en Argentine entre les années 1976 et 1983". Garzon prétend que la couverture légale de ces disparitions en a rendu "les effets plus durables, ainsi que plus difficiles à détecter et à faire cesser" que les effets de vols d'enfants sous la dictature militaire argentine.

Un document d'une institution religieuse citée par Garzon chiffre à 30.960 au cours de la décennie 1944-1954 le nombre d'enfants de prisonnières politiques placés sous tutelle de l'Etat. Selon le magistrat, c'est toutefois "un nombre indéterminé" d'enfants qui, de manière "systématique, préconçue et avec une volonté véritablement criminelle", auraient été soustraits à des familles "qui ne s'ajustaient pas au nouveau régime [franquiste]".

En page 56 de son arrêt, Garzon relate cet épisode du début des années 40 basé sur le témoignage de Félix Espejo, ancien mineur des Asturies: "Un jour, les mères [prisonnières] sortirent avec leurs enfants dans la cour [de la prison de Saturraran]. Les religieuses leur dirent que les enfants devaient rester à l'intérieur pour une révision médicale. Il y en avait une centaine. Lorsque les mères rentrèrent, ils n'étaient plus là. Concepcion [une prisonnière], qui n'avait pas d'enfant, fut impressionnée par les scènes de douleur et par les cris des mères qui réclamaient leurs petits. Ils les menacèrent en leur disant de se taire si elles voulaient rester en vie. Une femme d'Oviedo libérée peu après vit sa fille dans une maison de militaires, à Valence, mais on ne sait pas si elle a pu la récupérer ou non".

"Racines psychophysiques du marxisme"

On appréciera aussi ce paragraphe de l'arrêt de Garzon: "Francisco Franco... autorisa en août 1938 le chef des Services psychiatriques militaires à créer le Cabinet d'investigations psychologiques, dont la finalité primordiale était la recherche des racines psychophysiques du marxisme, qui ne peut avoir d'autre précédent que l'Institut pour la recherche et l'étude de l'hérédité créé [dans l'Allemagne nazie] par Himmler".

Garzon renforce cette charge de fond par les propos qu'il attribue au docteur franquiste Vallejo Nagera: "Nous avions déjà exposé dans d'autres travaux l'idée des relations intimes entre le marxisme et l'infériorité mentale... La vérification de nos hypothèses à une transcendance politico-sociale énorme, car, si comme nous le pensons, les militants marxistes sont de préférence des psychopathes antisociaux, la ségrégation totale de ces sujets dès l'enfance pourrait libérer la société d'une plaie si terrible".

Mais exit donc Garzon, malgré ce baroud d'honneur dans son dernier arrêt. Son tour de piste sous le chapiteau des disparus du franquisme aura renforcé sa réputation de franc-tireur en soif perpétuelle de notoriété, laissant néanmoins autour de lui une opinion publique plus que réveillée, puisqu'invitée à exhumer tant des morts que des vivants (la poignée d'enfants volés inconnus qui, vraisemblablement, survivraient encore "à 60 ans et davantage"). Emilio Silva, président de l'Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH), salue cet électrochoc. Il fustige en revanche "une classe politique et un gouvernement qui peuvent dormir tranquilles en gérant un pays où des milliers de personnes [assassinées par le franquisme] ne jouissent pas du droit à une sépulture digne".

Silence du président du gouvernement, le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero. Si lors de sa première législature il réveilla lui-même les morts du franquisme, dont son grand-père, l'ampleur actuelle du dossier, gonflé par Garzon, incite désormais à la prudence gouvernementale. Entre autres car ce dossier toujours sensible semble capable de fissurer la société espagnole, parce que le roi Juan Carlos, lorsqu'il était prince, jura fidélité aux principes du franquisme, parce qu'aussi la monarchie fut restaurée selon le voeu de Franco et car encore Baltasar Garzon était considéré le 26 octobre dans un article de l'influent El Pais comme "proche" des néo-communistes républicains d'Izquierda Unida (Gauche Unie). Un cocktail potentiellement explosif, compte tenu de la renommée mondiale du juge vedette et de sa propension à mettre la justice au service de revanches historiques.

Le ministre socialiste de la Justice, Mariano Fernandez Bermejo, promet tout de même d'accélérer enfin l'application de la loi dite de la Mémoire historique, approuvée par les parlementaires espagnols en octobre 2007. L'ARMH, dit le ministre, recevra l'aide publique nécessaire à l'ouverture de fosses communes de républicains. Dans les médias, la guerre des éditorialistes se poursuit: ceux de gauche pour Garzon, ceux de droite contre. Affaire à suivre.




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