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Accusé de prévarication dans son procès des crimes du franquisme
Espagne : le justicier universel Baltasar Garzon va être jugé

par Christian GALLOY

MADRID, jeudi 8 avril 2010 (LatinReporters.com) - La prévarication, soit prendre sciemment des décisions contraires à l'ordre juridique, est l'accusation la plus grave qui puisse être portée contre un juge. C'est de prévarication dans son procès des crimes du franquisme avorté fin 2008 que devra répondre en Espagne le juge vedette Baltasar Garzon. Incarnation médiatique de la justice universelle pour sa traque du général-dictateur chilien Augusto Pinochet, il risque de 12 à 20 ans d'interdiction professionnelle.

Après le feu vert donné la veille par le Tribunal suprême, les médias espagnols considéraient le 8 avril inévitable l'ouverture prochaine du procès de Baltasar Garzon. Chasseur infatigable de tortionnaires latino-américains et de terroristes basques de l'ETA, il fit aussi incarcérer dans les années 90, pour terrorisme d'Etat contre ladite ETA, un ex-ministre de l'Intérieur et un ex-secrétaire d'Etat à la Sécurité du gouvernement socialiste espagnol de Felipe Gonzalez. Même Silvio Berlusconi et Oussama Ben Laden ont été dans son collimateur.

Le procès de Baltasar Garzon sera précédé, peut-être avant la fin du mois, d'une suspension temporaire du juge. A 54 ans, il tentera d'éviter sur le banc des accusés la fin brutale et définitive de sa carrière hors du commun. Survivre à ce premier procès ne serait pas suffisant, car deux autres le menacent, également pour prévarication.

L'affaire Garzon fait débat. La gauche médiatique, politique et syndicale espagnole se pose les mêmes questions qu'Amnesty international et que le Conseil des droits de l'homme des Nations unies.

Comment est-il possible qu'un magistrat puisse être jugé pour avoir été le premier à rechercher la vérité, la justice et la réparation en accusant le régime franquiste de 114.266 disparitions forcées de républicains pendant la guerre civile espagnole (1936-1939) et sous la dictature (1939-1975) du général Franco?

Ou encore, comment est-il possible que "les bourreaux" ou du moins leurs héritiers idéologiques soient aujourd'hui les justiciers de celui qui a osé poursuivre des crimes contre l'humanité imprescriptibles? Car les plaignants écoutés et suivis jusqu'à présent par le Tribunal suprême sont le parti d'extrême droite Falange Española et le collectif Manos Limpias (Mains Propres), dont le dirigeant fut l'un des responsables d'une autre formation d'extrême droite, le Frente Nacional.

Face à la charge politique de ces questions, les magistrats titulaires du dossier Garzon sont logiquement tenus à n'opposer qu'un juridisme théoriquement dépouillé de toute contamination idéologique.

Javier Zaragoza, procureur en chef du tribunal de l'Audience nationale, instance pénale à laquelle appartient le juge Garzon, et Luciano Varela, juge instructeur du Tribunal suprême, ont été les deux magistrats qui ont le plus contribué à rapprocher Baltasar Garzon du banc des accusés. Le premier, longtemps ami du juge Garzon, est membre de l'Union progressiste des procureurs. Le second est l'un des fondateurs de l'association Jueces para la Democracia (Juges pour la démocratie). Tous deux relèvent donc de ce qu'il est convenu d'appeler la mouvance progressiste au sein de la justice espagnole. Le rappeler contredit la présentation, par certains médias, de Garzon comme victime de magistrats nostalgiques du franquisme.

Javier Zaragoza força en 2008 la clôture du procès ouvert par le juge Garzon contre les crimes de Franco. Luciano Varela vient pour sa part d'ouvrir la porte au procès de Baltasar Garzon pour prévarication. Les arguments juridiques des deux magistrats contre leur célèbre confrère pourraient se résumer en un seul : le juge Garzon avait ouvert en 2008 une procédure pénale contre les crimes du franquisme tout en sachant qu'il n'en avait pas la compétence.

Pour soutenir cet argument qui est en soi une définition de la prévarication, Javier Zaragoza et Luciano Varela ont rappelé que Baltasar Garzon utilisa l'artifice de poursuivre des personnalités notoirement décédées depuis plus de trente ans, Franco et ses ministres de la première époque, tout en prétendant abolir à lui seul l'amnistie des crimes et délits politiques votée à Madrid en 1977, deux ans après la mort de Franco, par le Parlement démocratique qui approuva l'actuelle Constitution espagnole. Seule une majorité parlementaire pourrait abroger cette amnistie estiment en substance les magistrats Zaragoza et Varela. En Argentine, en 2003, c'est par le vote des sénateurs et députés que fut abrogée l'amnistie de crimes contre l'humanité perpétrés sous la dictature militaire.

Il n'empêche, comme le souligne Manuel Chaves, l'un des vice-présidents de l'actuel gouvernement socialiste espagnol de José Luis Rodriguez Zapatero, qu'asseoir le justicier universel Baltasar Garzon sur le banc des accusés pour son procès des crimes du franquisme "n'est pas compréhensible en dehors d'une perspective strictement juridique". Cela supposera "un message épouvantable pour d'autres pays" ajoute Esteban Beltran, directeur d'Amnesty International Espagne.

On leur donnerait volontiers raison, car si Baltasar Garzon a peut-être forcé l'ordre juridique en vigueur, il n'en a pas moins tenté de servir une évidente justice naturelle. Si son procès des crimes du franquisme avait abouti, l'Etat espagnol aurait été soumis à de fortes contraintes visant à dédommager réellement, mais non symboliquement comme aujourd'hui, les victimes de la dictature ou leurs descendants et à assumer entièrement la recherche et l'ouverture de fosses communes de républicains exécutés par les franquistes.

L'auréole du juge Garzon est moins brillante dans les deux autres procédures qui le menacent
à la requête de victimes directes de décisions relevant aussi d'une prévarication présumée.

Dans la première, Baltasar Garzon est accusé d'avoir enterré, au lieu de s'estimer d'emblée incompétent, une plainte contre une banque qui avait financé en 2005 et 2006 son séjour et ses colloques à l'Université de New York et les études de sa fille dans cette ville.

La seconde porte sur l'ordre de Garzon d'enregistrer secrètement, selon une procédure autorisée uniquement contre des terroristes présumés, des conversations entre avocats et suspects incarcérés suite au scandale de corruption, l'affaire Gürtel, qui secoue actuellement en Espagne le Parti Populaire (opposition conservatrice).


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