En marge et au-delà de l'élection présidentielle
Le Brésil comme puissance : portée et paradoxes
Samedi 30 octobre 2010
Extraits de l'article de JEAN DAUDELIN, "Le Brésil comme puissance
: portée et paradoxes", publié dans la revue Problèmes d'Amérique latine.
Jean Daudelin est professeur assistant (The Norman Paterson School of International Affairs, Carleton University).
Plusieurs autres professeurs et chercheurs universitaires ont apporté
leur contribution au dossier "Le Brésil au sortir des années
Lula". Leur éclairage sur le plus grand et le plus puissant pays
d'Amérique latine va au-delà de l'élection présidentielle
brésilienne. Selon les sondages, le second tour de cette élection,
ce dimanche 31 octobre 2010, devrait être remporté par Dilma
Rousseff, dauphine du président socialiste sortant Luiz Inacio Lula
da Silva, face au social-démocrate José Serra.
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(...) FONDEMENTS
L’environnement international a changé drastiquement depuis la fin
de la Guerre froide et a ouvert un espace important pour de nouveaux joueurs.
Il est apparu rapidement en particulier que l’unipolarité stratégique
importait moins que la multipolarité économique et que l’immense
supériorité militaire des États-Unis s’avérait
être d’une utilité marginale pour la gestion des problèmes
économiques, environnementaux, sanitaires et même sécuritaires
qui dominaient l’agenda international. De même l’infrastructure de gouvernance
centrée sur le Conseil de sécurité des Nations unies, sur les
institutions de Bretton Woods et, depuis les années 1970, sur le G7/8, s’avéra
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souffrir d’un double déficit : de légitimité
– largement congénital – mais aussi d’efficience, qui impliquait qu’on
trouve par le biais d’autres arrangements une capacité d’action suffisante.
Un espace existait donc au tournant du siècle pour de nouveaux joueurs,
dont la participation était susceptible de pallier au moins en partie
ce double déficit. Comme on l’a vu, le Brésil a remarquablement
réussi à investir cet espace, et il doit ce succès à
une combinaison assez étonnante de facteurs, essentiellement intérieurs,
que nous allons maintenant examiner. |
Des attributs naturels
Le Brésil dispose d’une combinaison de caractéristiques qui
font dire depuis longtemps qu’il est promis au statut de grande puissance
: 5e pays au monde en surface et en population, il fait maintenant partie
des dix plus grandes économies de la planète. Ces facteurs lui
assurent d’abord et avant tout une domination incontestable dans sa propre
région dont il représente 40 % du territoire et à peu
près la moitié du PIB et de la population. Comme les États-Unis,
en somme, et à la différence de toutes les autres puissances
de la planète, le Brésil – n’en déplaise à Hugo
Chávez – n’a pas de concurrent et surtout pas d’ennemi véritable
dans son environnement stratégique immédiat.
Disposant d’énormes ressources minérales, il est aussi l’un
des plus grands exportateurs de produits agricoles de la planète.
Pourtant son sous-sol demeure encore largement inexploré, son potentiel
hydrique très partiellement harnaché et une large partie de
ses terres cultivables inexploitée. L’essentiel de ces terres, en Amazonie,
représente par ailleurs la plus grande forêt tropicale de la
planète et un réservoir incomparable et lui aussi largement
inexploré de biodiversité. L’augmentation récente du
prix des produits miniers et alimentaires placent le Brésil dans une
situation privilégiée que la croissance démographique
de la planète et l’augmentation explosive de la demande dans les pays en
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développement – surtout en Asie – rendent peu susceptible d’être remise en cause, même à long terme. La dépendance
énergétique qui avait contribué à briser le miracle des années 1970
appartient désormais au passé : non seulement le pays est essentiellement
autosuffisant en pétrole et en gaz, mais sa matrice énergétique
qui combine le pétrole (38 %), l’éthanol (30 %), l’hydro-électricité
(15 %) et une part croissance de gaz naturel (10 %) est la plus équilibrée
de toutes les économies développées. Qui plus est,
le gouvernement prévoit d’investir massivement dans la relance de ses
projets hydro-électriques et dans son programme nucléaire. Enfin,
l’augmentation constante de ses réserves pétrolières
et gazières suggère fortement que, nonobstant la croissance
prévue de la demande intérieure, le Brésil pourrait bientôt
devenir un exportateur significatif d’énergie.
Ce sont en grande partie ces attributs naturels qui placent le Brésil
au centre de tant de ces discussions globales que nous avons mentionnées
dans la première partie : commerce international, changement climatique,
protection de la biodiversité, sécurité alimentaire ou
énergétique, aucune de ces questions ne peut faire l’objet d’une
entente internationale sans que le Brésil n’y donne son accord. Une
partie de l’émergence du Brésil comme puissance est en somme
tout à fait... naturelle. |
La démocratisation et les politiques publiques
Le Brésil disposait depuis longtemps de plusieurs de ces attributs
« objectifs » que, pourtant, il s’avérait être incapable
d’exploiter. Peu à peu, depuis le retour au pouvoir des civils, en
1985, et de façon accélérée à partir de
la seconde moitié des années 1990, des changements politiques
et « de » politiques ont changé la donne.
La stabilisation de l’économie, due en large partie au Plan Real
de Fernando Henrique Cardoso, a dégagé des ressources pour
le secteur public, relancé l’investissement productif privé
tant national qu’international, et déplacé le centre d’intérêt
de la politique nationale et de l’administration publique des questions financières
vers les problèmes de développement économique et social.
La consolidation de ce tournant doit toutefois être attribuée
à l’élection de Lula et à l’absence de réorientation
significative des politiques macroéconomiques. En éliminant
aux yeux des investisseurs privés brésiliens et étrangers,
ainsi que des institutions financières multilatérales, l’essentiel
du « risque Brésil », un Lula orthodoxe prouvait que même
l’arrivée de la gauche au pouvoir n’impliquait d’aucune façon
que les obligations financières du Brésil, le respect des droits
de propriété ou une politique anti-inflationniste rigide ne
seraient remis en cause. Le soulagement que provoqua cette prise de conscience,
après la panique de l’automne 2002, lorsqu’il devint clair que la
droite allait perdre l’élection, explique en grande partie l’enthousiasme
manifesté à l’endroit de Lula dans les grands centres financiers,
de même que l’hyperbole de leurs médias à son égard.
Plus fondamentalement, la continuité remarquable des politiques économiques
des gouvernements brésiliens – depuis maintenant plus de seize ans
– la croissance régulière et de plus en plus rapide ainsi que
la résilience de l’économie nationale face à la crise
financière de 2008-2009 ont conféré au pays un prestige
global extraordinaire et
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donné à ses prises de position un poids et une légitimité uniques.
Non seulement le Brésil semble avoir géré son économie
et son système financier mieux que n’importe quel grand pays occidental
– à l’exception peut-être du Canada – mais, contrairement à
la Chine en particulier, personne ne peut lui attribuer une responsabilité
dans l’émergence des déséquilibres qui ont mené
à la crise. Qui plus est, le redressement économique brésilien
s’est accompagné – à la différence de la Chine et de
la Russie – d’une remarquable consolidation de sa démocratie et, surtout,
d’une réduction spectaculaire de ses taux de pauvreté et de
l’inégalité sociale qui avaient toujours entaché
l’image du pays.
Dans le contexte d’une économie stable et en croissance, les programmes
de transfert de revenus conditionnels lancés sous Cardoso et consolidés
par Lula avec Bolsa Família ont en effet eu un impact très fort
sur les couches les plus pauvres de la population. Depuis 2004, la croissance
du revenu du tiers inférieur a en effet augmenté de plus de
9 % par an, dépassant très largement celle de l’économie dans son
ensemble. Outre l’effet de
légitimité globale déjà noté – Bolsa Família
est sans doute le programme social le plus connu sur la planète –,
ces politiques ont créé les conditions d’une croissance largement
autocentrée. Combiné au fait que l’économie brésilienne
demeure peu ouverte – le commerce ne représentait que 10,7 % de son
PIB en 2007 – et admettant d’emblée que ce développement n’a
pas que des avantages, il place néanmoins le Brésil dans une
position exceptionnelle puisque, contrairement à la croissance encore
largement dépendante des exportations de la plupart des autres pays
émergents et de la Russie, la sienne échappe en grande partie
aux aléas de l’économie mondiale. |
Un appareil diplomatique remarquablement efficace
L’« Itamaraty », le ministère des Affaires étrangères
du Brésil, occupe de longue date une position privilégiée
au sein de l’appareil gouvernemental brésilien. Une tradition ancienne,
un prestige découlant de son rôle crucial dans la consolidation
territoriale du pays, au tournant du siècle passé, un processus
de sélection extrêmement sévère de ses personnels
et, depuis 1945, le passage obligé par une académie propre –
l’Institut Rio Branco – ont depuis longtemps conféré au corps
diplomatique brésilien une cohérence exceptionnelle, ainsi qu’une
remarquable autonomie institutionnelle. Une longue pratique du multilatéralisme
et des relations suivies avec les puissances occidentales et, après
la Seconde Guerre mondiale, un nombre grandissant de pays du Sud ont préparé
le terrain pour la diplomatie plus agressive que rendait possible la stabilisation
du pays : aucune des arènes que l’on investit fortement à partir
des années 1990 n’était ainsi étrangère au pays
ou à ses diplomates.
L’arrivée au pouvoir de Cardoso, qui avait brièvement dirigé
l’Itamaraty sous le gouvernement d’Itamar Franco, et surtout de Lula, qui s’était
pourtant montré largement indifférent aux questions internationales,
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ajouta un activisme présidentiel intense à une diplomatie
qui demeurait relativement effacée. Lula décida
par ailleurs de s’adjoindre un conseiller spécial en politique étrangère,
donnant pour la première fois un caractère bicéphale
à son appareil diplomatique. Il fit surtout plus de déplacements
à l’étranger que Cardoso, qui était déjà bien plus sorti du pays
que n’importe lequel de ses prédécesseurs. Au cours de ses deux
mandats, enfin, 40 ambassades furent ajoutées à une couverture
déjà plutôt complète et on lança un programme
d’expansion accéléré du corps diplomatique, la cohorte
d’entrée passant de 28 à 105 par an depuis 2006 et pour cinq
ans, un niveau qu’on prétend maintenir jusqu’en 2014, faisant gonfler
les effectifs du ministère
de plus de 15 %. La forte présence globale du Brésil s’appuie
en somme aussi sur une proximité très concrète, tant
de ses présidents que de ses diplomates.
On le voit, l’activisme intense et l’influence croissante que nous avons
décrits dans la première section s’appuient sur une base solide,
constituée tant de facteurs matériels que politiques et bureaucratiques.
Cela étant dit, où va cette politique étrangère,
et quelles en sont les limites ? |
SENS ET TENSIONS
La plupart des analyses de la politique étrangère contemporaine
du Brésil convergent pour dire qu’elle est beaucoup plus active et
plus compréhensive, et du même coup moins obsédée
– en bien ou en mal – par les États-Unis. On s’entend aussi pour parler
d’une inflexion plus ou moins significative, à partir de la seconde
moitié du premier mandat de Lula, de l’Occident vers le sud et l’orient.
Plusieurs ont interprété l’activisme grandissant du Brésil
comme l’expression d’une quête d’autonomie, dont certains trouvent d’ailleurs
les traces sous Geisel, Kubitschek et Goulart. De ce point de vue, l’inflexion
« luliste » est par exemple interprétée comme le
passage de « l’autonomie par la participation » à celui
de « l’autonomie par la diversification ». D’autres y voient
plutôt l’abandon d’une attitude pragmatique au profit d’une politique
plus idéologique et plus nationaliste, un tournant qui inquiète
les analystes conservateurs qui s’étaient enthousiasmés pour
Lula.
Notre lecture de la politique étrangère de Lula suggère
moins un tournant qu’une plus grande ambiguïté normative, les
élans tiers-mondistes alternant avec le plus grand pragmatisme. Certes,
le Brésil est devenu en quelques années l’un des plus généreux
donateurs d’aide au développement, Lula s’affiche volontiers avec
Hugo Chávez, Fidel Castro et Mahmoud Ahmadinejad, et ses diplomates
s’opposèrent à l’imposition de sanctions par le Conseil de sécurité
contre l’Iran et refusent toujours de condamner le Soudan pour ses violations
des droits humains. De même, Lula et ses principaux conseillers diplomatiques
– Samuel Pinheiro Guimarães, Marco Aurelio Garcia et Celso Amorim
– multiplient les critiques des « banquiers blancs aux yeux bleus »,
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des grandes puissances, du caractère inéquitable des
traités et des institutions internationales, ils parlent de la solidarité du
« Sud » et réaffirment l’indépendance
de la politique étrangère du pays.
Mais dans le même temps, le Brésil accepte finalement d’imposer
des sanctions contre l’Iran, les grandes compagnies minières et
d’ingénierie brésiliennes accompagnent Lula dans ses voyages,
celui-ci fait l’apologie des programmes d’infrastructure du régime
militaire, c’est Marco Aurelio Garcia qu’on envoie défendre les intérêts
de Petrobras – la plus grande compagnie d’Amérique latine – en Bolivie, le gouvernement
brésilien renoue une coopération militaire avec les États-Unis suspendue
par Geisel en 1976, et il annonce l’établissement d’une coopération
stratégique avec la France, centrée sur le transfert de technologie
et de matériel militaire. Certes, le Brésil fait preuve d’une
remarquable retenue dans ses relations avec ses voisins et son engagement
international est généralement constructif et toujours dénué
d’agressivité, mais aucune logique normative ou idéologique
ne semble guider sa diplomatie. En fait, si rien ne permet de parler d’un
réalisme froid – à la française, par exemple – on pourrait
probablement qualifier la politique étrangère du Brésil
de « réalisme soft », les grands principes pouvant, selon
les circonstances, être mis entre parenthèses, surtout lorsqu’ils
heurtent les intérêts stratégiques du pays ou les investissements
de ses compagnies. Dans les termes de Celso Amorim lors de la visite de Lula
en Guinée équatoriale, en juillet 2010, « Business is
business ». Le Brésil, en somme, semble avoir beaucoup d’amis,
mais aussi beaucoup d’intérêts. |
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Auteur : Jean Daudelin, professeur assistant (The Norman Paterson School of International Affairs, Carleton University)
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