Globalisation - Échec à Cancun: les vaches des pays riches valent plus que les pauvres du Tiers-Monde
Le Brésil sort grandi diplomatiquement de cette crise qui freine la mondialisation du commerce. Au-delà de l'économie, Cancun a rappelé le drame humain du sous-développement, accentué par le protectionnisme agricole occidental, avec une image étonnante: les vaches des pays riches valent plus que les pauvres du Tiers-Monde. Une vache européenne reçoit un subside quotidien équivalant à 2,5 dollars, alors que la moitié de la population mondiale survit avec moins de deux dollars par jour. Avec 7,5 dollars, selon la Banque mondiale, la vache japonaise est la plus choyée. Les nations développées, soulignent les ONG (organisations non gouvernementales) admises parmi les observateurs à la réunion de Cancun, dédient annuellement 300 milliards de dollars à subventionner leur agriculture. C'est six fois plus que le total de leur aide annuelle aux pays pauvres. Deux semaines à peine de ces subsides à l'agriculture de l'hémisphère nord valent autant qu'une année entière de l'aide au développement que reçoit actuellement l'Afrique. Ces chiffres rendent dérisoires -pour ne pas dire hypocrites- les campagnes de dons organisées périodiquement par des organisations humanitaires. Cancun leur a presque dit: "Allez tendre vos sébiles à Bruxelles, aux portes de l'Union européenne". Celle-ci consacre 47% de son budget (proportion de 2001) à l'agriculture, qui occupe moins de 5% de la population active de l'Union. A Bruxelles et aussi à Washington. Car le gouvernement de George W. Bush octroie par exemple dix milliards de dollars chaque année à ses producteurs de maïs. Mais au sud du Rio Grande, 15 millions d'agriculteurs mexicains sont frappés par l'écroulement des prix du maïs depuis l'adhésion du Mexique, en 1994, à l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) signé avec les Etats-Unis et le Canada. Les subventions des pays riches à leur agriculture provoquent une surproduction. Les excédents, livrés au reste du monde à des prix inférieurs au coût de production (dumping) écrasent la concurrence potentielle des agriculteurs des pays en développement. Or, 70% des habitants des pays les plus pauvres tentent de vivre de leurs récoltes. En outre, les pays en développement capables de mettre sur le marché des produits alimentaires compétitifs se heurtent aux barrières douanières, aux quotas ou aux protections phytosanitaires, trois autres modalités de protectionnisme agricole des pays développés. G-22: 22 pays représentant les deux tiers des agriculteurs de la planète Tout cela a été dit ou redit à Cancun. On y a rappelé aussi que les pays développés avaient pourtant accepté en 2001 à Doha, lors de la 4e Conférence ministérielle de l'OMC, de réduire "toutes les formes de subventions à l'exportation en vue de leur retrait progressif". Une offre de l'Union européenne d'éliminer progressivement les subventions à l'exportation sur des produits cruciaux pour les pays en développement et de réduire les autres n'a pas convaincu à Cancun. Il y manquait l'essentiel: une date effective d'application. Autour du Brésil a alors surgi un inattendu G-21, agrandi ensuite en G-22, soit un bloc de 22 pays émergents ou en développement, premier véritable contrepoids, au sein de l'OMC, à l'influence des Etats-Unis et de l'Union européenne. Ce bloc représente la moitié de la population et les deux tiers des agriculteurs de la planète. Outre le Brésil, il comprend les autres pays importants d'Amérique latine (Mexique, Argentine, Chili, Venezuela, Colombie et Pérou, renforcés par Cuba, la Bolivie, le Costa Rica, l'Equateur, le Guatemala et le Paraguay). On y trouve des géants tels que la Chine et l'Inde. L'Egypte, le Pakistan, l'Indonésie, les Philippines, la Malaisie, la Thaïlande et l'Afrique du Sud complètent la liste. Malgré leurs intérêts divers et parfois divergents, ces pays sont restés inflexibles, à Cancun, sur le dossier agricole. Puis, ils ont claqué la porte lorsque l'Union européenne, en échange de concessions sans calendrier sur les subventions à un nombre limité de produits agricoles, a voulu introduire dans le projet de déclaration finale des revendications chères aux pays développés, notamment la protection accrue des investissements et la transparence des marchés publics. Avec la réunion de Seattle, bousculée en 1999 par les altermondialistes, c'est la deuxième fois qu'une conférence ministérielle de l'OMC échoue. Les grands perdants pourraient être les pays les plus pauvres dépendant de leurs exportations agricoles et/ou textiles et ne disposant d'aucun moyen de pression. Le coup de frein porté au multilatéralisme devrait en outre conduire les Etats-Unis, l'Europe et le Japon à tenter de multiplier des accords bilatéraux avec des partenaires mal armés pour résister seuls à ces puissances. Ralentie, la globalisation du commerce mondial reste néanmoins un dossier ouvert au siège de l'organisation, à Genève. Selon le ministre brésilien des Relations extérieures, Celso Amorim, ténor de la réunion de Cancun, un naufrage passager était peut-être nécessaire pour aboutir plus tard à des accords équitables au sein de l'OMC. "Il s'agit d'un processus de négociation qui ne s'arrête jamais. Nous allons en sortir renforcés" a estimé le chef de la diplomatie brésilienne, applaudi par les ONG lors d'une conférence de presse. Cancun a permis d'écouter "le cri des pauvres, qui se résistent à accepter ce que veulent imposer les pays riches " a commenté pour sa part le ministre brésilien de l'Agriculture, Roberto Rodrigues. Il a ensuite menacé: selon lui, à partir du 1er janvier prochain, on pourrait demander aux instances juridiques de l'OMC de se prononcer sur l'élimination des subsides agricoles qui perturbent les marchés, une "clause de paix" de l'accord agricole de 1994 expirant le 31 décembre. Le Brésil évalue à dix milliards de dollars les pertes annuelles que lui feraient subir les subventions des pays riches à leur agriculteurs. Intégration sud-américaine Luiz Inacio Lula da Silva, premier président de gauche du Brésil, affirme que la réunion de Cancun n'est pas un échec pour les pays en développement, car elle a repoussé la politique de subventions des pays développés. "Nous n'avons pas obtenu ce que nous voulions, précise-t-il, mais nous n'avons pas non plus consolidé les mesures protectionnistes des industrialisés". L'initiative du Brésil à Cancun, suivie notamment par les pays latino-américains les plus importants, renforce l'influence diplomatique de Brasilia, en particulier sur le continent américain. Le Brésil de Lula s'est lancé dans le regroupement économique et politique de l'Amérique du Sud, un rêve que caressait Bolivar au 19e siècle. Le Mercosur (marché commun sud-américain regroupant le Brésil, l'Argentine, le Paraguay et l'Uruguay) et la Communauté andine de nations (CAN: Venezuela, Colombie, Equateur, Pérou et Bolivie) négocient un accord de libre-échange. Par ailleurs, le Chili et la Bolivie sont "membres associés externes" du Mercosur, comme le sera le Pérou, à sa demande, dès le 1er novembre. Le Venezuela nourrit une aspiration identique. De ces mouvements croisés d'intégration dont il est le pivot, le Brésil espère tirer une influence capable d'inciter les Etats-Unis à tenir compte des intérêts de l'Amérique du sud dans le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA ou, en espagnol, ALCA) que le président américain George W. Bush veut lancer, de l'Alaska à la Terre de Feu, dès décembre 2005. De nombreux observateurs considèrent que le regroupement de nations promu par le Brésil pourrait retarder, voire enterrer, la ZLEA. En Europe, le maintien des subventions agricoles découlant de l'échec de Cancun a été chaleureusement applaudi, surtout en France, par les associations d'agriculteurs, dont la Confédération paysanne du médiatique José Bové. Mais même si, comme l'affirme Pascal Lamy, commissaire européen au Commerce, "l'agriculture n'est pas une activité économique comme les autres", car "elle contribue à la conservation de l'environnement, à la sécurité alimentaire ou au bien-être des animaux", il n'empêche que les agriculteurs européens ont désormais l'obligation morale d'évaluer si leurs vaches doivent continuer à valoir plus que les pauvres du Tiers-Monde. Et dans le cas de José Bové, nul doute qu'à Rio, Calcutta ou Johannesburg, on apprécierait une analyse reflétant un altermondialisme plus profond qu'un antiaméricanisme proche de la xénophobie. Vous pouvez réagir à cet article sur notre forum
© LatinReporters.com - Amérique latine - Espagne Le texte de cet article peut être reproduit s'il est attribué, avec lien, à LatinReporters.com |