Argentine : "Argentinazo" et fin de la dictature commémorés, mais non fêtésPar Norma Domínguez
Fallait-il fêter la démocratie lorsque la crise la plus féroce depuis la fin de la dictature a laissé derrière elle des dizaines de morts et une croissance sidérale de la pauvreté et du chômage? A quoi servit "l'Argentinazo"? A l'heure où les Argentins commencent malgré tout à croire en un futur meilleur et que le pays semble se remettre sur pied, quelles sont les dettes sociales et politiques que doit encore régler le président Nestor Kirchner? Le 10 décembre, l'Argentine célébrait 20 ans de démocratie au milieu de bilans variés. Pour certains, il n'y avait rien à fêter si l'on songeait à la multiplication de la misère depuis ce jour de 1983 qui vit arriver à la Casa Rosada, grâce au vote populaire, le président radical (centre gauche) Raul Alfonsin. Pour d'autres -dont nous partageons le point de vue- les raisons de se réjouir sont substantielles. Au cours de ces années, le pays a en effet appris à apprécier la démocratie et à vivre avec elle, fùt-ce avec ses erreurs et ses faux pas, peut-être inévitables dans une nation qui, en termes politico-chronologiques, sort à peine de l'adolescence. Le 20 décembre, par contre, la fète n'avait pas sa place et seule la commémoration se justifiait. On s'est souvenu avant-hier de l'un des moments les plus tendus de l'histoire récente du pays, lorsqu'il y a deux ans la classe moyenne de Buenos Aires se mobilisa spontanément et pacifiquement et, casseroles en mains, emplit les rues en réclamant la démission de l'alors président radical Fernando De la Rua. La situation dégénéra en affrontements, violence et chaos institutionnel. Accroissant le dramatisme, De la Rua abandonna la Casa Rosada en hélicoptère, puis renonça à la présidence en trois paragraphes manuscrits, délaissant le pouvoir comme le fit la présidente Isabel Peron lors du coup d'Etat militaire du 24 mars 1976. Cinq présidents se succédèrent alors en moins de deux semaines. Une valse vertigineuse qui témoignait de la crise sociale, politique et économique sans précédent d'une Argentine qui venait de déclarer le plus gigantesque moratoire de dette publique de l'histoire. Le reste est connu: Eduardo Duhalde parvint à maîtriser précairement le chaos pendant sa présidence intérimaire; l'ex-président Carlos Menem, diabolisé et accusé de tous les maux du pays, renonça en mai dernier à disputer le second tour de la présidentielle face au semi-inconnu Nestor Kirchner, devenu en peu de temps le président le plus populaire de la région, avec plus de 80% d'opinions favorables selon le dernier Latinobarometro. Cacerolazos (concerts de casseroles), corralito (blocage des comptes bancaires et d'épargne), default, moratoire, quasi-monnaies, clientélisme, globalisation, piqueteros (chômeurs qui protestent en coupant les routes), impérialisme, dette extérieure, FMI, transversalité... tous ces mots sont entrés dans le langage commun des Argentins en à peine deux ans. Mais en 20 ans de démocratie et 2 ans après "l'Argentinazo / cacerolazo", qu'est-ce qui a changé en Argentine? Beaucoup et rien
Mais il y a aussi des évolutions négatives. Via les vols et les enlèvements, en forte progression, une sensation d'insécurité et de peur s'est installée dans la société. Les élections démocratiques nationales et provinciales ont en outre laissé l'impression d'un non renouvellement de la classe politique. Les Argentins ressentent aussi une augmentation du clientélisme et un retour aigu du conflit des piqueteros. En fait, ces points négatifs pourraient grossir, au paragraphe suivant, la liste de ce qui n'a pas changé. Rien. La gravité de la dette extérieure, elle, n'a pas changé. Ou alors en pire, car elle frôle aujourd'hui 180 milliards de dollars. Le gouvernement continue à négocier avec les organismes multilatéraux de crédit et avec les créanciers privés, proposant à ces derniers de perdre jusquà 75% de leur investissement. Ce bras de fer semble devoir durer. La pauvreté n'est pas davantage résolue. Selon l'Institut national de statistiques, elle frappait en mai dernier 54,7% de la population. Le même institut estime actuellement à 14% le taux de chômage, une évaluation sans doute optimiste, car ne tenant pas compte de la sous-occupation de nombreux Argentins considérés officiellement comme travailleurs. Le clientélisme, on l'a dit, résiste lui aussi. Des sénateurs, des gouverneurs et des maires pratiquent toujours la corruption politique à la fin d'une année électorale qui aurait dû pourtant les mettre au garde-à-vous. Quant au fameux "qu'il s'en aillent tous", cri lancé en 2001 et 2002 à l'ensemble des politiciens, on constate que 20 des 24 gouverneurs de province élus cette année assurent une continuité officialiste. De quoi comprendre que l'inertie politique a repris ses droits en dépit de quelques changements de style. Et puis, le conflit des piqueteros, né en 1997 et arrivé à son point culminant en 2002, n'est pas résolu. Il se réactive tout en se divisant en secteurs durs opposés au gouvernement et en secteurs officialistes. La gestion de Nestor Kirchner Le président Kirchner a créé la surprise, tant sur le plan intérieur qu'international et tant pour le citoyen commun que pour la classe politique. Ce gouverneur de Santa Cruz langoureux et sans charisme aux yeux de la majorité de la population, cet homme qui gagna les élections grâce à l'appui de Duhalde et de son appareil, celui que Duhalde allait manipuler comme une marionnette et que Buenos Aires allait manger cru, Kirchner donc a fait ses jeux et a gagné le gros lot. Car il ne manquait pas tant de charisme. Ni Duhalde ni Buenos Aires ne parvinrent à le manipuler et il a su construire son espace de pouvoir à force de mesures populistes, remettre à flots les droits de l'homme, maintenir vivant (pour qu'on le fuie) le fantôme du "menemisme" et soutenir un discours "progressiste", avec accolades au président brésilien Lula, phare de la gauche latino-américaine, ébauchant avec lui un front de résistance politico-économique à la puissance nord-américaine. Ce "progressisme" n'empêche pas Kirchner d'égratigner la liberté de la presse par les "suggestions" de ses fonctionnaires aux journalistes sceptiques. Personne n'avait vu en lui pareil animal politique -comme le furent Alfonsin, Menem ou Duhalde- ni imaginé sa capacité de négociation et de conquête de pouvoir, dans le meilleur style péroniste de rassemblement des forces provinciales autour d'un leader. On dit aujourd'hui que la gouvernabilité de l'Argentine dépend de la capacité de négociation, pour leur pouvoir respectif au sein du péronisme, entre Kirchner et Duhalde, de l'évolution économique et de la maîtrise présidentielle du conflit des piqueteros. Sur le premier point, un pacte semble acquis et l'installation probable de l'ex-président Duhalde à Montevideo, dans les rouages du Mercosur (marché commun sud-américain) fait supposer qu'actuellement Kirchner a le champ relativement libre. Par ailleurs, les principaux analystes économiques, y compris ceux qui soutenaient le néolibéralisme de Carlos Menem, s'accordent à prédire une poursuite de la réactivation et de la croissance pendant quelques trimestres, même sans investissements étrangers et en dépit de diverses incertitudes. Quant au conflit social des piqueteros, certains misent sur la passivité du gouvernement, qui compterait sur une autorégulation grâce à l'affrontement entre les divers mouvements piqueteros (officialistes et opposants à Kirchner). L'opinion publique paraît lasse des coupures de routes par les chômeurs piqueteros. La légitimité de leurs revendications, en principe largement admise, souffre de l'utilisation de moyens qui créent l'affrontement entre citoyens. En outre, des dirigeants piqueteros reconnaissent eux-mêmes que les plans sociaux dont le mouvement bénéficie permet de créer des réseaux clientélistes utilisables à des fins politiques diverses. Vous pouvez réagir à cet article sur notre forum
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