Argentine-crimes contre l'humanité: le président Kirchner et le juge espagnol Garzon brisent l'impunité
La première hypothèse est la plus vraisemblable après plusieurs décisions du président péroniste argentin Nestor Kirchner et l'annulation, mardi par les députés à Buenos Aires, des lois d'amnistie protégeant les anciens tortionnaires. Entre 10.000 et 30.000 personnes ont péri sous la dictature en Argentine. Le sénat argentin doit encore entériner, peut-être dès la semaine prochaine, le vote historique des députés. La Cour suprême pourrait avoir le dernier mot, puisqu'on attend précisément qu'elle se prononce sur la constitutionnalité des lois d'amnistie, contestées récemment par plusieurs juges fédéraux. Les lois du "Point final" (1986) et du "Devoir d'obéissance" (1987) avaient été approuvées par le gouvernement radical de Raul Alfonsin, l'un des vice-présidents de l'Internationale socialiste. Plus de deux mille militaires argentins échappèrent ainsi à la justice. Raul Alfonsin insinuait récemment qu'à l'époque la pression de l'armée ne lui laissait pas le choix. Les députés de l'Union civique radicale (UCR), le parti d'Alfonsin, ont néanmoins voté, mardi, contre l'abrogation de ces lois d'amnistie. L'UCR, ex-grand parti de l'histoire politique argentine et le seul à avoir pu faire de l'ombre au péronisme, est aujourd'hui menacé de disparition. Son candidat à l'élection présidentielle d'avril dernier, Leopoldo Moreau, n'avait recueilli que 2,34% des suffrages. Les chefs de la dictature emprisonnés en 1983 et condamnés avant l'amnistie, en 1985, furent graciés en 1990 par le président péroniste Carlos Menem. Plusieurs d'entre eux sont toutefois retombés sous le coup de la justice pour vol de bébés, délit que l'Argentine considère imprescriptible et pour lequel ils n'avaient pas été jugés. Lundi, le président Kirchner avait déjà donné instruction à son ministre des Relations extérieures, Rafael Bielsa, de prendre les mesures nécessaires pour concrétiser l'adhésion de l'Argentine à la Convention des Nations unies sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Les députés approuvaient mardi, à l'unanimité cette fois, un projet de loi octroyant un rang constitutionnel à cette convention. Les experts juridiques estiment que dès qu'elle sera effectivement coulée dans la Charte suprême, les lois d'amnistie s'en trouveront constitutionnellement abolies. La première mesure spectaculaire de Nestor Kirchner contre l'impunité fut l'abrogation, le 25 juillet dernier, du décret interdisant l'extradition des criminels de la dictature. La veille, 45 ex-officiers -dont plusieurs furent généraux- et un civil tombaient en Argentine sous le coup d'un mandat d'arrêt à la demande de la justice espagnole, qui sollicite leur extradition afin de les juger pour terrorisme d'Etat, génocide et tortures. Parmi les prévenus figurent deux ex-membres de la junte militaire qui gouverna l'Argentine pendant la dictature, l'ex-général Jorge Rafael Videla et l'ex-amiral Emilio Eduardo Massera. Ce dernier fut aussi responsable de la tristement célèbre Ecole mécanique de la marine, transformée à l'époque en centre de torture d'opposants. C'est là que sévit aussi le capitaine de corvette Alfredo Astiz, surnommé médiatiquement "l'ange blond de la mort", dont l'Espagne réclame également l'extradition, ainsi que la France, où il fut condamné par contumace en 1990 à la prison à vie pour l'assassinat de deux religieuses françaises. Les 46 demandes d'extradition émanent du juge espagnol Baltasar Garzon, célèbre pour avoir lancé les premières poursuites internationales contre le général Augusto Pinochet. Retenu lors d'un voyage à Londres et à la demande de Garzon pendant 503 jours à partir du 16 octobre 1998 par les autorités de Sa Gracieuse Majesté, l'ex-dictateur chilien ne dut qu'à la diplomatie britannique de n'être pas extradé vers l'Espagne où il aurait été jugé. Le Royaume-Uni avait apprécié les facilités offertes par Pinochet lors de la guerre menée par les Britanniques en 1982 contre l'Argentine pour reconquérir les Iles Malouines. En juin dernier, le juge Garzon remportait sa première victoire effective -et non seulement symbolique comme dans le cas Pinochet- au nom de la compétence universelle définie par l'article 23 de la Loi organique du Pouvoir judiciaire espagnol en matière de crimes contre l'humanité. Le 29 juin atterrissait en effet à Madrid, entre deux policiers et en provenance du Mexique, l'ex-officier argentin Ricardo Miguel Cavallo, accusé par des victimes présumées d'avoir été l'un des tortionnaires de l'Ecole mécanique de la marine de Buenos Aires. Cette extradition octroyée par le Mexique, livrant un citoyen d'un autre pays à un pays tiers, est considérée comme une première dans la juridiction universelle. Après la récente révision -équivalant à un abandon- par la Belgique, sous la pression de Washington, de la compétence universelle de sa justice pour poursuivre les crimes contre l'humanité, l'Espagne est désormais le seul pays à exercer ouvertement ce type de compétence. Les défenseurs des droits de l'homme en soulignent l'importance pour éviter l'impunité de violations de droits de l'homme commises dans le passé, vu que la nouvelle Cour pénale internationale de La Haye n'est pas habilitée, elle, à connaître de crimes commis avant juillet 2002, date de son installation. Si la croisade contre l'impunité entamée par le président Nector Kirchner débouchait effectivement sur la comparution devant la justice argentine des anciens tortionnaires, leur extradition vers l'Espagne n'aurait plus d'objet. Il n'empêche que le juge Baltasar Garzon aura déclenché en Argentine un effet domino de mesures qui récupèrent la mémoire historique et rendent leur dignité aux victimes de la dictature et à leurs proches.
© LatinReporters.com - Amérique latine - Espagne Le texte de cet article peut être reproduit en l'attribuant à LatinReporters.com |