Autochtone de l'ethnie aymara, Evo Morales, 50 ans, devint le premier président
amérindien de la Bolivie en récoltant 53,7% des voix à
la présidentielle de décembre 2005. En janvier
dernier, sa nouvelle Constitution, très indigéniste, était
plébiscitée par 61,5% des électeurs. Cinq mois plus tôt,
en août 2008, lors du référendum dit révocatoire
par lequel il mettait volontairement en jeu son mandat pour désamorcer
la dérive centrifuge des riches départements orientaux, l'appui
populaire d'Evo Morales se hissa à 67,4%.
La majorité parlementaire des deux tiers serait donc théoriquement
à sa portée si, comme il l'espère, le MAS bénéficie
pleinement de la popularité présidentielle.
"Le vote croisé
serait une trahison" clamait Evo Morales pendant la campagne électorale,
estimant que tout vote pour lui à la présidentielle doit s'accompagner
d'un vote pour le MAS aux législatives concomitantes et vice-versa. Un sondage n'attribuait
cependant le 2 décembre "que" 52,6% des intentions de vote au président
Morales, soit tout de même plus du double des préférences
attribuées au plus proche de ses sept concurrents, l'ex-capitaine
de l'armée
Manfred Reyes Villa, classé 3e à la présidentielle
de 2002.
L'ancien militaire est néanmoins favori dans le département
de Santa Cruz, poumon économique du pays, ainsi que dans ceux de Pando et Beni, ce qui
confirme la division de la Bolivie entre son occident andin socialiste à majorité
amérindienne et son orient libéral plus métissé,
riche en gaz naturel, en produits agricoles et en industries diverses. A
la tête de son mouvement PPB-CN (Plan Progrès Bolivie - Convergence
Nationale), Manfred Reyes pourrait récupérer la plupart des électeurs
du moribond Podemos, le parti de l'ex-président conservateur Jorge Quiroga.
Accusé en pleine campagne électorale de "dommages économiques"
remontant à sa gestion de gouverneur du département de Cochabamba,
de 2006 à 2008, et de soudoyer des responsables du scrutin de ce 6
décembre, leur offrant, selon une écoute téléphonique
diffusée vendredi par le ministre de l'Intérieur, 150.000 dollars
pour qu'ils gonflent son score, Manfred Reyes Villa est la cible d'une offensive
judiciaire peut-être téléguidée par le pouvoir.
Son choix polémique comme candidat à la vice-présidence
d'un ex-gouverneur du département de Pando en attente de jugement après
un massacre d'autochtones n'aide pas à dissiper des accusations que
Manfred Reyes qualifie de "montage" gouvernemental. Un discrédit
de l'ex-capitaine rapprocherait Evo Morales de son objectif de la majorité
des deux tiers.
Si les observateurs de l'Union européenne (UE) et de l'Organisation
des Etats américains (OEA) n'émettent pas jusqu'à présent
d'objections importantes sur le déroulement du processus électoral,
ils considèrent néanmoins comme un mauvais signe le soudain
acharnement de la justice contre le principal rival d'Evo Morales.
Les poursuites
judiciaires en campagne électorale contre des adversaires du pouvoir
sont suspectes en Amérique latine. Elles ont été constatées
récemment aussi au Venezuela, en Equateur et au Nicaragua, pays qui
appartiennent comme la Bolivie à l'ALBA, l'Alliance bolivarienne pour
les Amériques, organisation politico-économique de pays dominés
par la gauche radicale.
"On n'utilise plus l'armée, mais des tourbes paramilitaires, la
coercition fiscale, le harcèlement administratif et le chantage judiciaire"
estimait le mois dernier le Nicaraguayen Edmundo Jarquin, leader du dissident
Mouvement rénovateur sandiniste, pour définir
"le nouvel
autoritarisme latino-américain" que personnifieraient les présidents Hugo
Chavez (Venezuela), Rafael Correa (Equateur), Daniel Ortega (Nicaragua) et Evo Morales. Le coup d'Etat
du 28 juin dernier au Honduras montre toutefois que le "nouvel autoritarisme" n'a pas
éclipsé complètement l'ancien.
Manfred Reyes classe dans ce chapitre des dérives autoritaires
les pressions d'Evo Morales et d'organisations sociales chapeautées
par le MAS qui ont contraint, sous menace de mobilisations populaires, la
Cour nationale électorale à accepter parmi les 5.138.583 électeurs
boliviens recensés un contingent douteux de 400.671 présumés citoyens dont la Cour
n'a retrouvé aucune trace dans les registres municipaux. L'opposition
veut y voir une
"fraude" gigantesque au profit de l'ambition maximaliste du
président Morales. Les observateurs de l'UE et de l'OEA ne
se prononcent ni sur cette accusation ni sur le pas en arrière de la haute
autorité électorale.
La nouvelle Constitution, comme l'ancienne, fait de la majorité
parlementaire des deux tiers la clé d'un pouvoir sans partage. C'est
précisément parce qu'il ne la contrôlait pas dans la
législature sortante qu'Evo Morales, minoritaire au Sénat,
a dû, malgré sa majorité absolue à la Chambre
des députés, négocier longuement avec la droite, dans
un contexte parfois dramatique, la nouvelle Charte fondamentale sans réussir
à y faire sauter le verrou omniprésent des deux tiers. Pour
faire aboutir cette négociation, Evo Morales a promis
qu'il ne briguerait plus la présidence en 2014, acceptant de comptabiliser
son mandat actuel comme le premier des deux mandats successifs autorisés
à l'exclusion de tout autre à un même président
par la nouvelle Constitution.
Le verrou de la majorité des deux tiers contrôle notamment
toute révision constitutionnelle, la présélection des
magistrats qui seront soumis au suffrage universel pour occuper les principaux
échelons du pouvoir judiciaire, la levée de l'immunité
et la comparution en justice des députés, des sénateurs
et du président de la République, la censure et la destitution de ministres, la désignation du
Défenseur du peuple, celle aussi du Procureur général
et l'approbation de lois essentielles développant la nouvelle Constitution,
dont la Loi cadre sur les autonomies et la décentralisation.
Bref, dans l'espoir que le score de son Mouvement vers le socialisme aux
législatives sera au moins égal au sien à la présidentielle
simultanée, Evo Morales estime donc devoir réunir près
de 70% des suffrages pour mener à bien sa "révolution démocratique,
culturelle et anti-impérialiste", marquée par la promotion
sociale de la majorité indigène longtemps marginalisée,
la nationalisation des hydrocarbures et d'autres secteurs économiques
stratégiques, ainsi que par un
antiaméricanisme que n'a pas
atténué Barack Obama, le premier locataire noir de la Maison
blanche. "Je suis au regret de dire qu'avec Monsieur Obama seule la couleur
a changé, mais nullement l'idéologie ni les programmes [du
gouvernement des Etats-Unis]... Au Honduras, il y a une dictature dirigée
par l'Empire" affirmait le 1er décembre Evo Morales devant les correspondants
de la presse étrangère à La Paz.
Outre l'élection du président et des parlementaires pour
un mandat de cinq ans, une partie des électeurs se prononcera aussi,
le même 6 décembre lors de 18 consultations locales diverses,
sur des autonomies départementales, régionales, municipales
ou indigènes. Plusieurs de ces consultations seront le
premier pas de la "libre détermination" reconnue par la nouvelle Constitution
aux "peuples indigènes", désormais dotés théoriquement
de compétences politiques, économiques, territoriales, administratives et judiciaires
adaptées à leurs traditions.