LA PAZ, mardi 27 septembre 2011 (LatinReporters.com) - Reculant face au tollé
soulevé dans le pays par la dure répression policière,
dimanche, de marcheurs indigènes amazoniens opposés à
un projet de route traversant leur territoire, le président de la
Bolivie, l'Amérindien de gauche Evo Morales, a proclamé lundi
soir à La Paz la "suspension" de ce projet. Il a aussi "répudié"
la violence "impardonnable" de sa police et annoncé une commission
d'enquête sur les événements.
TV bolivienne RED PAT - Commentaires sur la répression policière. Gustavo Pedraza, analyste politique : "Lent suicide d'un gouvernement"
qui montre "le pire visage du pouvoir". Mgr Nicolas Castellanos, évêque émérite et missionnaire
espagnol : "La police doit protéger le peuple et non le réprimer". Herland Vaca Diez, président du Comité civique de Santa Cruz
: "Consterné et très préoccupé".
Dans une allocution radio-télévisée, en direct du palais présidentiel,
Evo Morales a déclaré "suspendu le projet de route dans le
Territoire indigène et Parc national Isiboro Secure (Tipnis)", le
temps que les départements concernés, ceux de Cochabamba (centre)
et de Beni (nord), se prononcent sur la question. Il n'a pas précisé
la durée de la suspension, mais lorsqu'il avait évoqué
il y a quelques jours un référendum régional sur le
projet, des fonctionnaires avaient suggéré un délai
de six mois à un an pour organiser la consultation.
Crainte d'une colonisation par les cocaleros
La route de 300 km couperait en deux la réserve écologique
du Tipnis. Cette terre ancestrale de 50.000 Indiens de l'Amazonie bolivienne
s'étend sur un million d'hectares. Co-financé par le Brésil
voisin, le projet faciliterait en principe les liaisons sur trois fronts
simultanés : entre les départements boliviens, entre la Bolivie
et le Brésil et entre ce géant sud-américain et les
ports péruviens sur le Pacifique.
Mais, outre l'impact écologique sur leur parc, les autochtones
du Tipnis disent redouter que le président bolivien ne facilite, avec
la nouvelle route, la colonisation de leur territoire par des cultivateurs
de coca, matière première de la cocaïne. Soucieux de conserver
l'une de ses assises politiques et syndicales, Evo Morales est aujourd'hui
encore le principal dirigeant des cocaleros de la région du Chapare,
voisine du Tipnis, et il leur a promis de nouvelles terres.
L'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) soulignait
le 12 septembre dernier que depuis l'arrivée d'Evo Morales au pouvoir,
début 2006, les plantations de coca sont passées de 25.400
à 31.000 hectares, soit deux fois et demie la surface autorisée
par la loi bolivienne pour couvrir l'usage traditionnel de la coca, notamment
son masticage. Les observateurs en déduisent que l'excédent
est nécessairement dérivé vers les laboratoires de cocaïne.
La cocaïne bolivienne était entrée bruyamment dans la
campagne pour l'élection présidentielle brésilienne
d'octobre 2010. Le candidat social-démocrate José Serra, battu
au second tour par Dilma Rousseff, avait posé devant des journalistes
une question peu diplomatique : "Croyez-vous que la Bolivie peut exporter
90% de la cocaïne consommée au Brésil sans la complicité
de ce gouvernement [d'Evo Morales] ?"
Le président Evo Morales lors de son allocution radio-télévisée du 26
septembre 2011. (Photo Jose Lirauze / ABI).
Droit constitutionnel des indigènes à la consultation
bafoué
Autre grief des indigènes du Tipnis: ils n'ont pas été
consultés sur le projet routier. Or, l'article 30 de la Constitution
de l'Etat "plurinational" et "interculturel" qu'est officiellement la Bolivie
d'Evo Morales consacre la consultation sur "les mesures législatives
ou administratives susceptibles de les affecter" comme l'un des droits des
"nations et peuples indigènes originaires" vivant dans le pays.
S'il était réellement étendu aux départements
de Cochabamba et Beni, le référendum suggéré
par Evo Morales détournerait la signification de cet article 30 en
noyant la volonté des indigènes du Tipnis dans un ensemble
de populations que le projet contesté inquiète peu ou moins.
Devant la négative du président Morales de reconsidérer
le tracé routier, quelques 1.500 indigènes -hommes, femmes
et enfants- avaient entamé une lente et longue marche de plus de 600
km vers La Paz. La marche en était dimanche à mi-parcours et
à son 41ème jour, lorsque quelque 500 policiers surprirent les
protestataires se préparant à dîner entre leur tentes
dressées sur le territoire municipal de Yucumo.
Evo Morales a reconnu la violence de l'intervention policière. Gaz
lacrymogène, coups de poings, coups de crosse, rubans adhésifs
bâillonnant la bouche ou menottant les poignets, protestataires traînés
au sol avant d'être jetés dans des camionnettes ou des autobus,
femmes en pleurs, enfants égarés... Malgré la confiscation
de caméras par la police, ce tumulte dramatique a pu être filmé
et livré à la stupeur des téléspectateurs, des
internautes et du président bolivien.
Le gouvernement nie tout décès ou disparition, mais, avalisés
par des prélats, des porte-parole indigènes font état
d'au moins un bébé tué, une vingtaine de marcheurs blessés
et 37 autres disparus. L'intervention policière a été
condamnée par des défenseurs de droits de l'Homme et profondément
déplorée par la délégation de l'ONU en Bolivie.
Démission de la ministre de la Défense
Plus de 40 jours de protestation des natifs du Tipnis ont fortement érodé
l'image d'écologiste et d'indigéniste dont Evo Morales se prévaut.
"Morales, premier président amérindien de Bolivie, et auteur
d'une Constitution plaçant l'indigène au coeur de la nation,
se trouvait lundi encore plus en porte-à-faux après l'intervention
de police de dimanche" écrit l'AFP.
Le coup le plus cinglant lui a été porté par sa ministre
Cecilia Chacon, première femme titulaire en Bolivie du portefeuille
de la Défense. Elle a démissionné lundi, reprochant
au gouvernement d'avoir manqué "au dialogue, au respect des droits
de l'Homme, à la non-violence et à la défense de la
Terre Mère".
A Rurrenabaque, des habitants ont convergé vers l'aéroport
pour libérer quelque 300 indigènes délogés de
Yucumo, a révélé le maire local, Yerko Nuñez.
La police s'apprêtait à renvoyer les Indiens dans leur région
d'origine.
A La Paz, à Santa Cruz et dans diverses autres villes et
localités, des syndicats, des associations d'indigènes, des
écologistes, des défenseurs des droits de l'Homme, des opposants
et des ex-partisans d'Evo Morales ont protesté publiquement ou se
préparent à le faire. La Centrale ouvrière bolivienne
(COB), principal syndicat du pays, à convoqué une grève
générale pour mercredi. En outre, les rescapés de Yucumo
veulent reprendre leur longue marche.
Evo Morales a prétendu à plusieurs reprises que les révoltés
du Tipnis seraient manipulés par les Etats-Unis. Le ministre de l'Intérieur,
Sacha Llorenti, explique que leur neutralisation visait à éviter
de graves affrontements avec des groupes de cocaleros qui voulaient stopper la marche.
La colère sociale, notamment et surtout dans les communautés
indiennes, bases théoriques de son pouvoir, avait déjà
contraint Evo Morales à reculer en décembre dernier. Se
prévalant de "gouverner en obéissant au peuple", il avait
annulé peu avant le nouvel an, cinq jours après l'avoir décrétée,
une hausse aussi impopulaire que spectaculaire, jusqu'à 82%, du prix
des carburants.