Accueil   |  Politique   |  Economie   |  Multimédia   |  Société   |  Pays+dossiers   | Forum 
Google
 
Web LatinReporters.com

Paraguay - L'extension de la culture du soja alimente le conflit social rural

[L'extension de la culture du soja -"l'or vert" dont le prix monte sur les marchés mondiaux- déstructure les campagnes paraguayennes. L'accroissement du nombre de paysans sans terre et surtout l'appauvrissement de centaines de milliers de petits producteurs nourrissent des mouvements de révolte rurale face auxquels le gouvernement du président Nicanor Duarte Frutos semble mal outillé.]

Par Julio Burdman
Politologue et économiste argentin
Directeur de recherches au Centre d'études Nueva Mayoria
Directeur de l'Observatorio Electoral Latinoamericano

Champ de soja au Paraguay - Photo JICA
ASUNCION, mercredi 29 décembre 2004 (NuevaMayoria.com / LatinReporters.com)
- L'année 2004 a été politiquement stable au Paraguay, malgré les querelles récurrentes internes qui s'emparent périodiquement du Parti Colorado. Ce fut, en fait, une des années les plus tranquilles depuis longtemps, particulièrement après sept ans de fortes turbulences. Néanmoins, comme si l'agitation était un objet de nostalgie, une escalade de la contestation sociale menace de se convertir en un problème grave de gouvernance.

La contestation croissante est localisée dans les zones rurales et est le produit de transformations socio-économiques et politiques profondes, face auxquelles le gouvernement national ne dispose pas des outils nécessaires. Ni pour les anticiper ni pour leur donner une réponse.

La pointe de l'iceberg du problème social rural, depuis quelques années, donne l'apparence d'être le phénomène des paysans sans terre. L'introduction massive de grands champs de soja a changé beaucoup de choses dans un pays éminemment campagnard et qui compte, depuis l'époque de la colonisation, une importante population de petits producteurs ruraux.

VOIR AUSSI

Le soja détrône
le blé dans le
"grenier du monde"

Dossier Paraguay

Beaucoup ont vendu leurs terres à de grandes entreprises -la plupart brésiliennes- qui ont investi dans des propriétés agricoles. Il y eut aussi des petits producteurs sans titre de propriété et soumis à des conditions très précaires qui furent déplacés par les grands champs "d'or vert". Il faut mentionner encore les paysans autrefois salariés pour la récolte traditionnelle du coton, mais désormais remplacés par les machines récoltant le soja.

Comme précédemment au Brésil, la "sojatisation" de l'agriculture paraguayenne a fait surgir de nouveaux paysans sans terre. On les plaça comme un bataillon d'infanterie en tête de la mobilisation des organisations et ils attirèrent l'attention du monde. Les principaux conflits de 2004, accentués au cours des deux derniers mois, furent les occupations de terres. Le Cabinet de Crise rurale conduit par le vice-président paraguayen Luis Castiglioni affronte le problème.

Appauvrissement des petits producteurs

Néanmoins, en dépit des apparences, le problème de fond n'est pas celui des "sans terre", mais plutôt l'appauvrissement de la majorité des paysans "avec terre" et, dans une moindre mesure, la confluence, à Asuncion et dans d'autres villes, de certains syndicats paysans et de groupes de gauche radicalisés qui ont renoncé à la lutte électorale et se sont lancés pleinement dans le "mobilisationnisme".

Sur un peu plus de six millions de Paraguayens, on compte quelque 250.000 familles de petits producteurs agricoles (ceux n'exploitant pas plus de 20 hectares) dont la plupart ont vu chuter leurs revenus et leurs perspectives. L'enquête 2001/2002 du ministère de l'Agriculture et de l'Elevage parle de 238.000 propriétés produisant chacune des revenus compris entre 1 et 2,5 millions de guaranis par an, au taux de change de l'époque. [Actuellement, 1 dollar = environ 6200 guaranis]. Et le rapport de la Banque interaméricaine de développement élaboré pour l'avènement du président Duarte Frutos [investi le 15 août 2003] mentionne que 76% des familles pauvres paraguayennes possèdent de 2 à 20 hectares dans les campagnes.

C'est-à-dire que si le nombre de paysans sans terre a augmenté, une grande majorité de petits producteurs conservent, eux, leur terre, mais leurs revenus et perpectives se sont effondrés.

La chute du prix international de cultures traditionnelles du pays (maïs, manioc), les oscillations des cours du coton et la hausse progressive de ceux du soja ont transformé ces six dernières années la carte des terres au Paraguay. Dans le monde paysan paraguayen, l'un des plus anciens d'Amérique, la "sojatisation" a créé la tension en élargissant la brèche des revenus et en modifiant les relations sociales.

Parmi les organisations paysannes mobilisées, trois se distinguent: la Federación Nacional Campesina (Fédération nationale paysanne, FNC; elle compte le plus d'affiliés), l'Organización Nacional Campesina (Organisation nationale paysanne, ONAC) et la Mesa Coordinadora de Organizaciones Campesinas (Table coordinatrice d'organisations paysannes, MCNOC). Cette dernière, dont l'influence est moindre, intègre le Frente Nacional de Lucha por la Soberanía y la Vida (Front national de lutte pour la souveraineté et la vie, FLSV), créé en juillet dernier par des groupes de la gauche radicalisée.

Ces trois organisations et d'autres sont en pourparlers avec le Cabinet de Crise rurale du gouvernement. L'Eglise offre sa médiation, quoique selon les grands propriétaires la Conférence épiscopale serait partiale et tendrait à appuyer les paysans mobilisés.

Occupations et affrontements

Mais, conduite par Odilón Espínola -recherché par la justice pour "incitation à la violence et prise d'un commissariat"- et par Marcial Gómez, qui dit représenter 30.000 paysans, la FNC a pratiquement suspendu son dialogue avec le gouvernement. En particulier depuis les affrontements du 30 novembre à Guayaibi. Les conflits se traduisent en occupations de grandes propriétés productives (et non de terres non travaillées), en barrages routiers et en boycotts de fumigations aériennes. Les paysans mobilisés réclament en outre, aujourd'hui, l'annulation du mandat d'arrêt contre Odilón Espínola et la libération de plus de 600 détenus.

Des dizaines d'affrontements se sont produits en 2004 avec les forces de sécurité, provoquant la mort de paysans et de policiers, ce qui a donné lieu à l'élaboration de rapports de diverses organisations de défense des droits de l'homme, paraguayennes et internationales, sur la détérioration de la situation au niveau national.

L'épicentre des conflits se situe dans le département de San Pedro, mais il s'étend à cinq autres régions. Dans des zones frontalières s'affrontent des paysans paraguayens et des "Brasiguayens", nom donné à des colons brésiliens, en général de petits et moyens producteurs de soja qui commercialisent leur production au travers d'entreprises d'exportation brésiliennes, sans verser de pots-de-vin aux politiciens locaux. Tant la presse régionale que des responsables de district du Parti Colorado -parti gouvernemental dont le discours est traditionnellement nationaliste- ont avivé ces heurts, qui se sont intensifiés ces derniers jours à Vaquería-Caagazú.

Les militants de la MCNOC lancèrent début novembre leur propre campagne d'occupations de terres (ils sont intervenus dans 60 propriétés), arguant de "la rupture du dialogue avec le gouvernement". Ce dialogue fut renoué ensuite. Les appels aux "arrêts de travail nationaux" de la MCNOC eurent peu d'échos à Asuncion et dans les autres villes. La MCNOC dressa aussi des barrages routiers inspirés de l'expérience des piqueteros argentins.

Avec la collaboration des deux chambres du Congrès, le Cabinet de Crise rurale se concentre sur la contention des groupes les plus intransigeants et sur l'achat de terres de moindre valeur pour les adjuger aux paysans mobilisés. Un accord avec la FNC et la MCNOC porterait sur dix à treize mille hectares, à diviser en propriétés de dix hectares. Mais il s'agit d'une tactique à court terme et non d'une stratégie à long terme.

Pour sûr, 2004 a vu croître le nombre de manifestants paysans détenus et poursuivis en justice et le nombre d'affrontements violents dans les campagnes (toujours militarisées dans les départements de San Pedro et Caazapá). Les occupations de terres se poursuivent et de nouveaux chocs se produisent entre Paraguayens déplacés et "Brasiguayens".

En cette fin d'année, différents rapports sur la situation des droits de l'homme au Paraguay soulignent une détérioration en 2004 par rapport à 2003, en conséquence d'affrontements armés, de l'incarcération de plus de six cents paysans et du décret présidentiel autorisant l'intervention de l'armée pour réprimer le conflit dans les zones rurales.

Le Cabinet de Crise rurale conduit par le vice-président Castiglioni n'affiche pas de résultats et la Fédération nationale paysanne (FNC) continue à se distancier du dialogue. Le plus inquiétant est qu'il s'agit d'un conflit complexe et profond face auquel l'Etat paraguayen se montre insuffisamment équipé. Cela laisse prévoir que le problème se compliquera en 2005.

Vous pouvez réagir à cet article sur notre forum


  Accueil   |  Politique   |  Economie   |  Multimédia   |  Société   |  Pays+dossiers  
 

© LatinReporters.com - Amérique latine - Espagne