Uruguay: référendum pétrolier comme galop d'essai de l'élection présidentielle de 2004par Christine Moncla
Quelques affiches décorent platement une sorte de salle des fêtes, vide. Silvia Martinez et un collègue militant du Parti Colorado emballent soigneusement des bulletins bleus frappés d'un grand "NO" dans des pochettes plastifiées. Après le référendum, cette salle deviendra le QG de campagne électorale pour le Foro Battlista, une branche du Parti Colorado. C'est en fait déjà le cas, mais aujourd'hui, on est là pour parler, malgré tout, de ce référendum. Sur l'ANCAP, donc. Cette "Administracion Nacional de Combustibles Alcohol y Portland" détient depuis 1931, en Uruguay, le monopole de l'importation, du raffinage et de la distribution des produits pétroliers. Une loi, approuvée par le Parlement en décembre 2001, a ouvert la voie à sa privatisation, autorisant cette entreprise nationale à s'associer avec des entreprises privées, même étrangères. Mais l'Uruguay, petit pays coincé entre deux géants -Brésil et Argentine- est singulier à bien des égards. Il dispose par exemple du "recours constitutionnel", un droit d'initiative référendaire que les syndicalistes de l'ANCAP, aussitôt appuyés par le Frente Amplio du socialiste Tabaré Vazquez, ont su utiliser. Un an de campagne, plus de 600.000 signatures récoltées, soit plus d'un quart du corps électoral. Suffisant pour obliger la loi de privatisation à repasser un examen, électoral cette fois. Ce va-et-vient démocratique n'échappe pas à une certaine confusion. En votant "non" (symbolisé par le bleu) à l'abrogation de la loi, les électeurs choisissent en effet la privatisation voulue par le gouvernement conservateur. Le bulletin rose du "oui" rejette au contraire cette option. Si bien que le "oui" porte la marque de la contestation. Plus alambiqué encore: Silvia Martinez, comme bien d'autres sympathisants de droite, votera... "oui"! Appliquée à distribuer ses bulletins bleus du "non", elle assume sa contradiction: "Je suis Colorada par la sang, toute ma famille est Colorada. Mais je vote contre CE gouvernement-là. Il nous a tout pris: Nous les Uruguayens, ce qu'on aime par dessus tout, c'est dépenser de l'argent, flamber... Aujourd'hui, on est privé de tout. Moi, à 50 ans, je me retrouve au chômage. En voulant vendre l'ANCAP, ils s'attaquent au patrimoine, c'est tout ce qui nous reste". Opportunément, les chiffres de la reprise économique sont tombés en pleine campagne électorale. Curieusement, ils n'ont pas été utilisés par le gouvernement pour se défendre. Qu'importe, ces variations numériques, les Uruguayens ne les ont pas encore vécues : le chômage stagne toujours à 16%, 6 enfants sur 10 vivent toujours dans la rue... Comment les électeurs auraient-ils pu avoir les idées claires quand les partis politiques eux-mêmes n'ont pas réussi à se montrer cohérents? Tous, de droite comme de gauche, sont arrivés divisés dans le débat. A l'exception du petit Parti Independant, né d'une scission de la gauche l'an dernier. Pour lui, c'est "no", catégoriquement. L'un de ses fondateurs, Servando Morando, se veut tout simplement "un représentant de son temps: si l'Uruguay ne veut pas être à la remorque des autres pays, il faut ouvrir les marchés. Nous n'avons pas les moyens ni la taille d'être autosuffisants et ce n'est pas souhaitable". Vision moderne ou tout simplement réaliste. Car l'ironie de ce référendum est que son issue ne changera rien au sort de l'ANCAP, sauf révolution... Dans le pays le plus étatisé de la région, où l'eau, les routes, les banques sont publiques, dans ce pays appelé l'Uruguay s'imposeront en effet en 2006 les lois du Mercosur, le marché commun sud-américain, qui demandent la fin des monopoles. C'est à présent l'heure où les rues de Montevideo se remplissent d'un coup, avant de se vider de nouveau : l'heure du déjeuner. Une camionnette jaune et rose recouverte d'un immense "SÍ" remonte lentement l'avenue centrale du 18 de Julio. Un mauvais haut-parleur diffuse une musique de carnaval et des messages lus, criés : "Ce gouvernement ne mérite pas notre confiance. Il a généré la crise la plus grave de notre histoire. Ne le laissez pas vendre l'ANCAP. Pour l'Uruguay, pour notre patrimoine, votez "oui", votez rose". A l'arrière de la camionnette, Hector Boffano a les yeux qui brillent: oui, c'est bien sa voix, c'est bien lui qui a écrit et enregistré ces messages. Du même débit rageur et mécanique, il poursuit: "Moi, je suis syndicaliste dans une entreprise que l'on veut aussi privatiser: l'ANTEL (téléphone). Je ne suis pas contre l'apport de capitaux étrangers, même à Cuba il y en a, alors... mais avec une telle loi gérée par ce gouvernement, on court à la catastrophe". En guise de projet alternatif, voilà ce que propose Hector: la même loi ou presque, inévitable, mais entre les mains d'un gouvernement de gauche. Celui de Tabaré Vazquez plus précisément. Vazquez, le "Lula uruguayen", ce quinquagénaire décontracté, sûr de lui, porte les couleurs de la gauche. Sa formation tient depuis trois mandats consécutifs la mairie de Montevideo. Quand ses adversaires dissimulent (mal) leurs ambitions électorales pour la présidentielle de 2004, lui n'hésite pas à placer la charrue avant les boeufs. Dans son dernier meeting, il conseillait au président Batlle de se tenir tranquille, évoquant les vents nouveaux qui soufflent sur le pays. Les sondages l'encouragent. Soulevé par la vague Lula au Brésil, inspiré par le style forte tête d'un Kirchner en Argentine, le candidat Vazquez bénéficie d'un contexte régional favorable. Arrogant, triomphaliste, convaincant, il se rêve à voix haute la nouvelle icône de la résistance latine à la mondialisation libérale. Ne conclut-il pas ses discours d'un "sí, otro Uruguay es posible"? Tout peut encore changer en un an, y compris l'électorat. Mais ses rivaux politiques le prennent très au sérieux. L'ex-président nationaliste Luis Alberto Lacalle considère même le Frente Amplio de Vazquez comme le seul interlocuteur politique valable. Lacalle met ainsi hors jeu son allié traditionnel, le parti Colorado, au nom duquel le déjà deux fois président Julio Maria Sanguinetti tente un difficile come-back sur le thème "Avec moi, choisissez la sécurité". Tous le savent, le référendum sur l'ANCAP permettra surtout de mesurer les cotes de popularité et d'impopularité des uns et des autres. Plus l'avance du Frente Amplio sera large, plus Tabaré Vazquez aura des chances d'être élu au premier tour de la présidentielle d'octobre 2004. L'Uruguay à gauche ne changerait pas la face du monde. Mais son identité nationale en serait questionnée, ainsi que son mimétisme avec le Brésil, sa tendance au bilatéralisme avec les Etats-Unis et sa place dans le Mercosur. Et en pleines élections présidentielles américaines, doublées des négociations sur la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA / ALCA), Washington perdrait, sinon un allié majeur, une pièce de plus du puzzle sud-américain. Vous pouvez réagir à cet article sur notre forum
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