Deux ans de séquestration par la guérilla marxiste des FARC
La "déification" d'Ingrid Betancourt critiquée en Colombie
Forte différence de perception entre la Colombie et l'Europe
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Ingrid Betancourt, filmée en mai 2003 sur une vidéo des FARC Vidéo-photo Noticias Uno |
BOGOTA, lundi 23 février 2004 (LatinReporters.com) - La "déification"
par "les médias français" d'Ingrid Betancourt, captive depuis
deux ans de la guérilla marxiste des FARC (Forces armées révolutionnaires
de Colombie), qui l'ont enlevée le 23 février 2002, est vivement
critiquée lundi dans un article d'opinion publié par le plus
important quotidien de Colombie, le journal libéral "El Tiempo" de
Bogota. L'article est signé par l'une des plus célèbres
journalistes colombiennes, Maria Jimena Duzan, qui fut menacée de mort par
les cartels colombiens de la drogue.
La colonne de Maria Jimena Duzan "Mi hora zero", publiée dans les
années 90 par le journal El Espectador, critiquait durement les cartels
du narcotrafic. La journaliste fut menacée de mort des dizaines de
fois. Un attentat à la bombe fut perpétré contre El
Espectador. Plusieurs de ses journalistes et employés ont été assassinés ou contraints à l'exil. La soeur de Maria Jimena Duzan, journaliste
elle aussi, fut abattue alors qu'elle enquêtait sur le trafic de drogue
et les commandos paramilitaires.
Qu'une telle personnalité, par ailleurs critique de l'actuel président
colombien Alvaro Uribe, s'en prenne, dans le quotidien le plus respecté
de Bogota, à la "déification" d'Ingrid Betancourt illustre
l'immense différence entre la Colombie et l'Europe dans la perception du drame que vivent
actuellement la célèbre séquestrée franco-colombienne et sa famille.
Voici la traduction littérale de l'article de Maria Jimena
Duzan. Il pourrait susciter un flot de réactions indignées
en Europe et en particulier en France, mais peu en Colombie. (Les mots
en italique et entre crochets ont été ajoutés par LatinReporters.com).
La déification d'Ingrid
Par María Jimena Duzán (El Tiempo, lundi 23 février 2004)
Je pense parfois que si les médias, les analystes, la classe politique
et le pays en général n'étions pas restés silencieux
par respect de la douleur d'Ingrid et de sa famille; si nous avions démystifié
à temps cette fausse image de Jeanne d'Arc créole qu'elle trace
dans son livre "La rage au coeur", dans lequel sans rougir le moins du monde
elle apparaît comme l'unique personne ayant une audace morale et éthique,
propriétaire de la dernière âme incorruptible de Colombie,
Ingrid n'aurait pas cru ses propres mensonges, elle ne se serait pas risquée
à aller là où sont les Farc et nous la verrions figurer
dans la politique colombienne, aux côtés d'une Maria Emma [ex-ministre
libérale des Affaires étrangères et ex-candidate à
la mairie de Bogota], cheminant avec la même grâce au-dessus
des sables mouvants; d'une Noemi [Noemi Sanin, ex-ministre des Affaires
étrangères et actuelle ambassadrice de Colombie à Madrid],
ouvrant son chemin au sein de l'uribisme [vision politique de l'actuel
président Alvaro Uribe] ou se battant dans l'opposition solitaire
d'une Piedad Cordoba [sénatrice qui propose un accord humanitaire
qui permettrait d'échanger des otages de la guérilla contre
des guérilleros emprisonnés].
Si Ingrid n'avait pas été obnubilée par les louanges
des médias français qui l'ont convertie en personnage mélodramatique,
il est possible qu'aujourd'hui, après son enlèvement, les Européens
ne l'auraient pas catapultée au statut de combattante pour les droits
humains, sans qu'elle le fût auparavant, et ne lui auraient pas octroyé
le grade de leader écologique, en dépit du fait qu'on ne lui
ait jamais connu sa passion pour les verts.
Si au lieu d'être demeurés silencieux par pudeur, par solidarité
avec son impuissance, sachant que la séquestration est comme une mort
au cours de la vie et si, au contraire, nous avions dépoussiéré,
lorsque c'était nécessaire, des épisodes de son passé
dont elle ne veut pas se souvenir et qui la ramènent malheureusement
au monde des mortels, à celui des politiciens qui se trompent, au
monde des liaisons dangereuses, comme lorsqu'on la voyait aller de la main
du politicien contesté Carlos Alonso Lucio [ex-guérillero
reconverti et ex-sénateur, il fut accusé de financer par le
narcotrafic la campagne de l'ex-président Ernesto Samper] faisant
du lobbying au Congrès pour solliciter la maison plutôt que
la prison pour les narcos; si nous avions eu l'intrépidité
de dire que son passage au Congrès ne laissa pas non plus une empreinte
indélébile dans la mémoire des Colombiens, car malheureusement
ses propositions parlementaires furent très peu nombreuses; si nous
avions dit tout cela, peut-être cette fable qui entoure l'image d'Ingrid
en Europe n'aurait-elle pas atteint les extrêmes d'aujourd'hui, quand
s'acccomplissent deux années de son ignominieuse séquestration
aux mains des Farc.
Mais non. La figure d'Ingrid a transcendé la fiction de son livre.
Elle est devenue mythique, un symbole européen, de moins en moins
maniable par les Colombiens, y compris par ceux qui continuons à
nous faire l'avocat d'une issue digne et d'un accord humanitaire qui permette
de ramener tous les séquestrés chez eux. Maintenant, selon
ce que je lis dans la presse européenne, "sa lutte" fait partie de
l'inventaire de symboles qui encouragent la lutte contre la globalisation.
Et dire qu'elle s'est caractérisée par le contraire, étant
en faveur du libéralisme économique et s'exprimant durement
contre la corruption, mais restant toujours au sein de l'establishment.
Je ne sais si, depuis sa captivité, Ingrid partage la façon
dont l'Europe fait pression et exige du gouvernement sa libération;
ni si cela lui plaît qu'on insiste tant sur son cas alors que des centaines
de Colombiens, séquestrés longtemps avant elle, pourrissent
dans la jungle au pouvoir de la guérilla, sans susciter de pancartes
dans les rues de Paris, car ils ne parlent pas français. Peut-être,
si les Européens et nous-mêmes nous connaissions mieux mutuellement,
qu'Ingrid n'aurait jamais écrit ce livre, qu'elle n'aurait jamais
cru être la Jeanne d'Arc colombienne et qu'elle se serait résignée
à être une politicienne brillante, intelligente, loquace, terriblement
ambitieuse; une femme courageuse, dotée d'un flair politique impressionnant
et qui pourrait être aujourd'hui plus proche du Président
[Alvaro Uribe] que beaucoup d'entre nous l'imaginons.
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Réaction du site www.betancourt.info:
"Qu'une journaliste comme Maria Jimena Duzan se soit aussi peu documentée
sur le mouvement de soutien à Ingrid laisse perplexe - par exemple
lorsqu'elle déclare "...des centaines de Colombiens, séquestrés
longtemps avant elle, pourrissent dans la jungle au pouvoir de la guérilla,
sans susciter de pancartes dans les rues de Paris, car ils ne parlent pas
français."
Car les manifestations des Comités Ingrid Betancourt - non seulement
celle de Paris - mais également bien d'autres, sont vraisemblablement
le seul endroit au monde où sont justement arborés des panneaux
avec le nom de 3000 séquestrés. Et cela depuis longtemps.
Maria Jimena Duzan ne connaît manifestement pas nos actions - entre
autre la campagne Aéropostale-3000 - pourtant référencée
aujourd'hui par El Colombiano."
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