MADRID, jeudi 2 février 2012 (LatinReporters.com) - En faisant témoigner, depuis mercredi à Madrid, des proches
de victimes des crimes de la dictature franquiste, le juge Baltasar Garzon
transforme son procès en celui du franquisme. Car l'émotion
domine le juridisme à l'écoute de ceux qui, pour la première
fois en Espagne, disent devant un tribunal pourquoi ils portent encore le
deuil plus de 70 ans après la fin de la guerre civile (1936-1939)
et 36 ans après la mort de Franco.
Deux femmes, Maria Martin, 81 ans, puis
Pino Sosa, 75 ans, sont les premiers témoins appelés par la
défense du juge Garzon. Les franquistes ont assassiné la mère
de l'une et le père de l'autre. (Vidéo TeleMadrid)
Paradoxalement, c'est précisément
pour avoir ouvert fin 2008 une procédure pénale centrée
sur plus de 114.000 disparus du franquisme que le juge Garzon se retrouve
sur le banc des accusés. Les sept juges du Tribunal suprême
qui décideront de le condamner ou non verront défiler jusqu'au
8 février 21 témoins appelés par la défense.
Tous sont parents de victimes ou membres d'associations luttant pour honorer
leur mémoire.
"En chemin, ils ont tué ma mère"
L'AFP souligne la fine chevelure blanche, la voix cassée et le déambulateur
de la première appelée à la barre, Maria Martin, 81 ans.
Elle recherche encore les restes de sa mère, fusillée en 1936
lorsqu'elle avait 6 ans et jetée dans une fosse en bord de route, dans
le centre de l'Espagne.
"Ils l'avaient jetée en prison et la nuit du 21 (septembre 1936),
ils l'ont sortie pour aller déposer devant la justice, mais en chemin
ils l'ont tuée, ils ont tué 27 hommes et trois femmes", a-t-elle
déclaré à l'ouverture de l'audience. Son père
n'avait eu de cesse de récupérer ses ossements, jusqu'à
son décès, en 1977. Mais il avait dû s'incliner face
à la loi du silence, a-t-elle expliqué en réponse aux
questions de l'avocat de Baltasar Garzon.
"Va-t-en, ne nous réclame plus rien à moins que tu veuilles
que nous te fassions ce que nous lui avons fait à elle", répondait-on
à son père, selon Maria Martin. Une menace d'autant plus cruelle,
note l'AFP, que la famille savait parfaitement, depuis cette nuit de septembre
1936, où se trouvait sa fosse commune. "Nous savons où elle
est : il faut compter 11 ou 12 mètres depuis le pont et c'est là
qu'ils l'ont jetée", a affirmé Maria Martin, comme marquant
l'endroit du tranchant de la main.
Autre témoin, Pino Sosa, 75 ans, était venue de l'Archipel des
Canaries. "Quand ils ont pris mon père, j'étais toute petite",
s'est-elle souvenue devant les juges. "Ils nous ont alors enlevé la
joie de la maison, car ma mère était malade et elle cherchait
mon père. Elle est morte après sa disparition".
Toutes les chaînes espagnoles ont diffusé ces témoignages
dans plusieurs journaux télévisés successifs. "Les victimes
du franquisme relatent leur tragédie devant le Tribunal suprême"
titre ce 2 février sur 4 colonnes à la une l'influent quotidien
de centre gauche El Pais.
Capture d'écran (LatinReporters.com) - Le juge Baltasar Garzon devant le Tribunal suprême, le 17 janvier 2012 à Madrid, pour répondre d'une
accusation d'écoutes illégales.
Accusation de prévarication
Poursuivi par deux associations d'extrême droite, le juge Garzon, 56
ans, risque jusqu'à vingt ans d'interdiction, une condamnation qui
mettrait fin à sa carrière. Il est inculpé de prévarication,
soit d'avoir pris sciemment des décisions contraires à l'ordre
juridique, la faute la plus grave qui puisse être imputée à
un magistrat.
Sa violation supposée de l'ordre juridique serait double : d'une part,
avoir ouvert une procédure pénale en ignorant l'amnistie de
1977 et, d'autre part, avoir incriminé des personnalités notoirement
décédées depuis longtemps, à savoir Franco et ses principaux
généraux, ministres et autres dignitaires durant la guerre civile et les 12 premières
années de sa dictature.
Devant le Tribunal suprême, Baltasar Garzon a réaffirmé
que le droit international réfute l'amnistie lorsqu'elle prétend
couvrir des crimes contre l'humanité, imprescriptibles, dont les 114.000
disparitions forcées imputées au franquisme. Sur ce point,
le célèbre magistrat est vivement appuyé par le Conseil
des droits de l'homme des Nations unies, ainsi que par Amnesty International
et Human Rights Watch.
Par contre, poursuivre pénalement des morts est par définition
une impossibilité juridique que le juge Garzon tenta d'esquiver par
l'artifice d'une réclamation des certificats de décès
de Franco et de ses co-accusés. Ce n'est qu'au vu de ces certificats
que Baltasar Garzon renonça en novembre 2008 à poursuivre l'instruction
du premier procès des crimes du franquisme, un mois seulement après
s'en être attribué lui-même la compétence contre l'avis
du parquet.
S'il a sans doute forcé l'ordre juridique en vigueur, le juge Garzon
n'en a pas moins tenté de servir une évidente justice naturelle.
Il a réveillé la mémoire historique pour inciter l'Etat
espagnol à dédommager réellement, mais non symboliquement,
les victimes de la dictature ou leurs descendants et à assumer entièrement
la recherche et l'ouverture de fosses communes de républicains exécutés
par les franquistes.
Dans ce contexte, le juridisme strict des plaignants, d'extrême droite
de surcroît, et aussi de magistrats qui ont mis le juge Garzon sur
le banc des accusés semble disproportionné, voire mesquin et
revanchard, d'autant que Baltasar Garzon est une icône de la justice
universelle depuis sa traque du dictateur chilien Augusto Pinochet.
Deux autres procédures menacent Garzon
L'auréole du juge Garzon est moins brillante dans deux autres procédures
qui le menacent à la requête de victimes directes de décisions
relevant aussi d'une prévarication présumée.
La première porte sur des écoutes peut-être illégales. Garzon avait ordonné
l'enregistrement secret, selon une procédure autorisée uniquement contre des terroristes
présumés, de conversations entre avocats et suspects incarcérés
suite au scandale de corruption, l'affaire Gürtel, qui secoue encore
le Parti Populaire (droite) de Mariano Rajoy, chef du gouvernement espagnol.
Dans la seconde, Baltasar Garzon est accusé d'avoir enterré,
au lieu de s'estimer d'emblée incompétent, une plainte contre
la banque Santander qui avait financé en 2005 et 2006 son séjour
et ses colloques à l'Université de New York et les études
de sa fille dans cette ville.