Samedi 15 mai 2010 (LatinReporters.com) - Le célèbre
juge d'instruction espagnol Baltasar Garzon a été suspendu de
ses fonctions le 14 mai à Madrid, le temps d'être jugé
à une date non fixée pour "prévarication" présumée
dans son procès des crimes du franquisme avorté fin 2008.
La gauche politique, intellectuelle et médiatique s'indigne. La droite
dit respecter la décision de la justice. Peu de réactions et
d'analyses échappent à la politisation.
Malgré l'absence bienséante de trois magistrats d'une inimitié
notoire contre Garzon, la suspension a été prononcée
à l'unanimité des 18 membres présents du Conseil général
du pouvoir judiciaire (CGPJ). Le juge suspendu ne sera réhabilité
qu'après acquittement éventuel. Sa condamnation entraînerait
de 12 à 20 ans d'interdiction professionnelle. Baltasar Garzon ayant
aujourd'hui 54 ans, ce serait la fin de carrière de ce pionnier de
la justice universelle, persécuteur de l'ancien dictateur chilien
Augusto Pinochet et d'autres ex-tyrans et tortionnaires latino-américains.
Sa suspension provisoire complique son projet, élaboré précisément
pour éviter d'être suspendu, d'assumer pendant sept mois un poste
d'assesseur du procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, aux Pays-Bas. En principe, le CGPJ n'autorise pas un magistrat
suspendu à partir en mission extérieure.
Deux autres procès ouverts contre Garzon
Contrairement à l'affirmation de ses partisans, ce n'est pas pour
avoir enquêté sur les crimes du franquisme qu'il
va être jugé, mais bien pour prévarication présumée
dans cette procédure ouverte et avortée fin 2008. Deux autres
procès totalement étrangers au franquisme sont d'ailleurs
ouverts contre Garzon, également pour prévarication. L'un vise
son ordre de mettre sur écoute des conversations tenues en prison
entre des inculpés de corruption et leurs avocats. Ce type d'écoute
serait illégal, sauf pour combattre le terrorisme. L'autre découle
de sa transgression supposée de la déontologie en acceptant
un dossier impliquant la première banque espagnole, Banco Santander, qu'il
favorisa ensuite par un non-lieu, alors que cette banque avait financé
auparavant, à la demande même du juge Garzon selon l'accusation,
son cycle de conférences à l'Université de New York.
En France, la prévarication est définie par le Petit Robert
comme "un acte de mauvaise foi commis dans une gestion". En droit espagnol,
un serviteur public, a fortiori un magistrat, est coupable de prévarication
lorsqu'il prend "sciemment" une décision contraire à l'ordre
juridique en vigueur. Pour un juge, il s'agit du délit le plus grave.
Ouvrir le dossier des crimes du franquisme, dans les médias ou aux
Cortes (Parlement), n'a jamais été interdit en Espagne depuis
le retour de la démocratie. Mais porter ce dossier devant les tribunaux en prétendant
poursuivre des coupables se heurte à l'amnistie des crimes et délits politiques
votée à Madrid en 1977, deux ans après la mort de Franco, par le
Parlement démocratique qui approuva l'actuelle Constitution espagnole.
En outre, l'Audience nationale, haute instance pénale à laquelle
appartient Baltasar Garzon depuis 22 ans, doit nécessairement poursuivre des accusés
que l'on suppose encore de ce monde. Or, il était de notoriété publique que ceux
mis en cause par Garzon en 2008, Franco et ses généraux et
ministres de la première époque, étaient morts et enterrés
depuis plus de trente ans.
Certificat de décès de Franco
Baltasar Garzon se déclara néanmoins compétent pour poursuivre les
fameux et sinistres défunts, malgré l'opposition et les avertissements du procureur
en chef de l'Audience nationale, Javier Zaragoza, magistrat réputé
progressiste. Tant à ce titre qu'en ignorant l'amnistie, le juge Garzon
aurait donc pu prendre sciemment une décision contraire à
l'ordre juridique, à la requête de descendants de disparus
républicains désireux surtout de localiser les restes de leurs
parents ou grands-parents fusillés par les franquistes.
Le célèbre juge ouvrit son enquête sur les crimes du
franquisme début septembre 2008. A la surprise générale,
il réclama six semaines plus tard, le 18 octobre, les certificats
officiels de décès de Franco et de ses principaux collaborateurs.
Il clôtura lui-même son enquête le 18 novembre 2008, constatant
dans un arrêt que la mort avait effectivement éteint la responsabilité
pénale de Franco et de ses généraux et ministres mis en cause. Mais
en deux mois, Baltasar Garzon avait secoué la mémoire historique
de l'Espagne en la sensibilisant sur les milliers de disparus gisant toujours dans
des fosses communes localisées au compte-gouttes par leurs descendants,
le plus souvent sans aide publique.
A propos de l'amnistie de 1977, Baltasar Garzon estime, comme notamment
Amnesty international et le Conseil des droits de l'homme des Nations
unies, qu'elle ne peut pas couvrir des crimes contre l'humanité, par
définition imprescriptibles. Or, aux yeux du magistrat aujourd'hui
suspendu, les 114.266 disparitions forcées de républicains
qu'il a recensées seraient autant de crimes contre l'humanité
encore en cours d'exécution aussi longtemps que les restes des disparus
n'auront pas été localisés.
Sous réserve de la sentence qui ne sera rendue que dans plusieurs
mois, confirmant ou infirmant l'accusation de prévarication, les arguments
du juge Garzon n'ont pas convaincu ses pairs. Le juge instructeur du Tribunal
suprême qui l'a inculpé, Luciano Varela, progressiste supposé
en tant que membre fondateur de l'association Juges pour la démocratie,
estime que, le cas échéant, une majorité parlementaire
pourrait abroger l'amnistie, mais non la seule décision d'un juge.
Réclamée par les opposants à la dictature, l'amnistie n'était donc
pas un "pacte de l'oubli"
Le gouvernement socialiste espagnol de José Luis Rodriguez Zapatero
soutient avec une discrétion relative Baltasar Garzon. Un porte-parole
gouvernemental n'en rappelait pas moins récemment que l'amnistie de
1977 n'est pas comparable à celle qui favorisa, avant d'être
parfois abrogée comme en Argentine, des dictateurs et militaires sud-américains.
Car en Espagne, ce ne sont pas les héritiers du franquisme, mais les
opposants à la dictature qui réclamèrent cette amnistie
afin de permettre la libération ou la levée de l'inculpation
de nombreux socialistes, communistes, syndicalistes et nationalistes basques
et catalans. Aussi prétendre aujourd'hui, comme on le fait surtout
hors d'Espagne, que l'amnistie ne fut qu'un "pacte de l'oubli" relève-t-il
de l'ignorance ou d'un révisionnisme soumis aux normes actuelles
du politiquement correct.
Ne pouvant être discriminatoire, l'amnistie couvrit aussi les franquistes,
qui pourtant ne la sollicitaient pas et même la critiquaient, estimant
n'avoir rien à se reprocher. Le paradoxe est qu'aujourd'hui l'un des
plus fermes défenseurs de l'amnistie de 1977 est le Parti populaire
(PP, opposition conservatrice), alors qu'à l'époque l'Alliance
populaire dont le PP est issu la méprisait et s'abstint lors de son
approbation parlementaire. L'actuel président d'honneur du PP, Manuel
Fraga Iribarne, fut de 1962 à 1969 le ministre de l'Information et
du Tourisme de Franco.
Jusqu'à ce jour, aucun parti politique espagnol n'a jamais inscrit
parmi ses propositions électorales l'abrogation de l'amnistie. Des
analystes estiment qu'un débat national sur cette question risquerait
de fragiliser la monarchie. Nul ne doute des convictions démocratiques
actuelles du roi Juan Carlos Ier, mais le 23 juillet 1969, six ans avant
la mort de Franco, l'alors prince Juan Carlos avait dû assurer son
futur trône en jurant fidélité aux principes fondamentaux
du Movimiento, le parti unique franquiste. Les drapeaux républicains
déployés dans les manifestations d'appui au juge Garzon pourraient
être perçus à la fois comme des rappels et des avertissements.
L'ensemble de ces considérations n'étouffe pas une question
logique : comment est-il possible que "les bourreaux" ou du moins leurs héritiers
idéologiques soient aujourd'hui en Espagne les justiciers du premier
juge ayant osé poursuivre les crimes de Franco? Car dans ce
premier procès contre Garzon, les plaignants écoutés
et suivis par le Tribunal suprême, contraint d'appliquer la loi, sont
le parti d'extrême droite Falange Española et le collectif Manos
Limpias (Mains Propres), dont le dirigeant fut l'un des responsables d'une
autre formation d'extrême droite, le Frente Nacional.
C'est pourquoi les poursuites visant Baltasar Garzon sont largement perçues,
proportionnellement plus à l'étranger qu'en Espagne, comme
une vengeance, mais non comme un acte de justice.
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