MADRID, dimanche 5 décembre 2010 (LatinReporters.com) - Brisée samedi par le gouvernement,
la grève sauvage des contrôleurs aériens, qui a fermé pendant
24 heures le ciel de l'Espagne, a créé un précédent politique majeur.
L'état d'alerte, doublé d'une militarisation, a en effet été
décrété pour la première fois en 35 ans de démocratie postfranquiste
et ce par un exécutif de gauche, celui du socialiste José Luis Rodriguez Zapatero.
Les titres à la une de la presse madrilène proclament l'échec
du coup de force des aiguilleurs du ciel : "Zapatero étouffe la sédition
des contrôleurs avec l'autorité militaire" (El Mundo, centre
droit), "La déclaration de l'état d'alerte fait plier les contrôleurs
aériens" (El Pais, centre gauche), "L'Espagne décolle par
décret" (La Razon, conservateur).
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"L'Espagne décolle par décret" titre le 5 décembre 2010
à la une le quotidien madrilène La Razon. |
Selon le calcul d'El Pais, 4.300 vols ont été annulés
et 650.000 passagers cloués au sol à cause de la grève.
Lancée vendredi après-midi, elle a torpillé le plus
long pont du calendrier espagnol, 5 jours jusqu'à mercredi soir, qui
avait drainé des dizaines de milliers de familles vers les aéroports.
Elles ont dû soit rebrousser chemin, soit s'allonger en stand-by, comme
les touristes étrangers frustrés, dans un hôtel ou devant
les comptoirs d'enregistrement. Le chaos à Madrid, Barcelone et Las
Palmas s'est répercuté partiellement en Europe par l'annulation
de tous les vols à destination de l'Espagne, notamment à Paris,
Londres, Rome et Bruxelles.
Les pertes économiques sont considérables. A lui seul, le secteur
touristique espagnol, qui assure 11% du PIB, aurait perdu 250 millions d'euros,
estime José Manuel Maciñeiras,
président d'une association patronale d'agences de voyage. Le préjudice
causé à l'image de l'Espagne n'est, lui, pas quantifiable.
Pourquoi 2.400 contrôleurs aériens ont-ils semé pagaille
et colère dans un pays de 47 millions d'habitants? Depuis plus d'un
an, le gouvernement de M. Zapatero réduisait progressivement, au prix
de mouvements de mauvaise humeur altérant parfois partiellement le
trafic aérien, les avantages jugés excessifs des aiguilleurs
du ciel. Leur salaire moyen annuel a été ramené de 350.000
à 200.000 euros. Le moindre de ces deux chiffres suffit à scandaliser
l'opinion publique espagnole, surtout en cette période d'austérité.
Vendredi, dans un décret incluant diverses nouvelles mesures pour
combattre la crise, le conseil des ministres espagnol privatisait partiellement
les aéroports, excluait du décompte des heures de travail des
contrôleurs leurs absences pour activité syndicale ou maladie
et prévoyait, en cas de refus de service, la militarisation du contrôle
aérien, mais non encore des contrôleurs eux-mêmes. C'est
ce décret qui a mis le feu aux poudres et provoqué la grève
sauvage.
A 21h30 du même vendredi, le contrôle aérien passait effectivement
sous contrôle militaire. Manœuvre inutile. Le ciel restait bouclé.
Les contrôleurs aériens demeuraient absents ou, assis sur leur
siège, refusaient tout travail, sachant qu'en Espagne les contrôleurs
militaires ne peuvent pas organiser le trafic civil, car leur formation ne
satisfait pas aux normes civiles européennes.
Droits et libertés préservés en principe par l'état
d'alerte, mais...
Au matin du samedi 4 décembre, un conseil des ministres extraordinaire présidé
par M. Zapatero
instaurait
par un autre décret l'état d'alerte (estado de alarma)
pour une période de 15 jours. Cette fois, les contrôleurs aériens
eux-mêmes étaient "mobilisés" en qualité de "personnel
militaire". Le ministre de l'Intérieur et vice-président du
gouvernement, le socialiste Alfredo Perez Rubalcaba, précisait à
la presse que leur désobéissance éventuelle aux ordres
relèvera désormais du code pénal militaire. Selon le
degré de désobéissance, ce code prévoit des peines
comprises entre trois mois et six ans de prison.
Cette menace a brisé net la grève des aiguilleurs du ciel.
Ils ont repris le travail. Le trafic aérien se normalise progressivement
depuis samedi après-midi sous la supervision d'officiers. Des véhicules
militaires restent parqués devant les aéroports. L'Espagne
n'avait pas plus vu cela depuis très longtemps.
La "paralysie de services publics essentiels" est l'une des circonstances,
concrétisée par la grève sauvage des contrôleurs
aériens, pouvant justifier la déclaration de l'état
d'alerte aux termes de la
loi de 1981 qui
réglemente aussi les états
d'exception et de siège. Cette loi n'octroie toutefois la gestion
de l'état d'alerte qu'à des autorités civiles (gouvernement
ou présidents de régions stipule la loi), dont les pouvoirs
de décision et de coordination des services publics sont alors temporairement
accrus. De surcroît, tant la loi de 1981 que la Constitution ignorent
en matière d'état d'alerte la suspension de
droits et libertés découlant des états d'exception et
de siège.
Le décret instaurant depuis samedi l'état d'alerte utilise néanmoins la
faculté de "mobiliser" le personnel d'entreprises et de services (article 12.2 -doce.dos- de la loi
de 1981) pour désigner "le chef d'état-major de l'armée de l'air" comme
l'autorité à laquelle sont soumis les contrôleurs aériens.
Et leur nouveau statut de "personnel militaire" grève leur liberté
d'expression et de réunion de limitations propres à l'armée,
au sein de laquelle droit de grève et représentation syndicale sont prohibés.
En réponse à la question d'un journaliste, le
ministre des Transports, José Blanco, a reconnu dimanche qu'il n'y
aurait aucun dialogue avec les représentants syndicaux des contrôleurs
du ciel durant l'état d'alerte, qui pourrait être prorogé
au-delà des 15 jours actuels si nécessaire et si le Congrès
des députés y consent. La proximité des fêtes
de fin d'année et les déplacements massifs qu'elles provoquent seront tenus
en compte.
"Il ne convient pas de banaliser l'état d'alerte en démocratie"
Non seulement l'instauration de l'état d'alerte est une première
dans l'Espagne démocratique, mais en outre son application par M.
Zapatero déborde donc tant soit peu du cadre des garanties constitutionnelles.
Heureusement, le décret limite explicitement le champ d'application de l'état
d'alerte aux tours et centres de contrôle du trafic aérien et à leur
personnel. L'Espagne en tant que telle et le reste des Espagnols ne sont
en principe pas visés. Mais ce que le ministre Rubalcaba appelle
"la leçon" infligée à ceux qui défient l'Etat
espagnol pourrait légitimement inquiéter ceux qui redoutent
de prochains troubles sociaux graves dans un pays comptant 4,6 millions de
chômeurs, soit plus de 20% de sa population active, qui perdent toute
indemnité après deux ans d'inactivité.
Soulignant que l'état d'alerte n'avait été décrété
ni lors de la tentative de putsch militaire du 23 février 1981 ni après
les attentats islamistes de Madrid du 11 mars 2004 (191 morts, 1.856 blessés),
l'éditorialiste du quotidien conservateur madrilène ABC se demande si la
décision de M. Zapatero d'y recourir relève "d'un exercice d'autorité,
d'un coup d'effet exagéré ou d'une décision désespérée".
Suggérant que des moyens moins draconiens auraient peut-être suffi à
faire entendre raison aux contrôleurs aériens, qu'il vilipende par ailleurs comme
l'ensemble des médias, ABC avertit le gouvernement qu' "il ne convient pas de banaliser
l'état d'alerte en démocratie".
Un sondage publié dimanche par l'influent El Pais octroie au Parti socialiste ouvrier espagnol
(PSOE) de M. Zapatero un score historiquement maigre de 24,3% des intentions de vote,
contre 43,1% aux conservateurs du Parti populaire, à cinq mois seulement
des élections régionales et municipales et à quinze
mois des législatives.