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Venezuela - Chavez et la malédiction du pétrole

[Comment évolue la crise vénézuélienne après le référendum du 15 août dernier? Le président Hugo Chavez, populiste de gauche, est sorti renforcé de ce scrutin par lequel ses adversaires politiques tentèrent en vain de le destituer. La hausse récente et spectaculaire du prix du pétrole a favorisé le pouvoir chaviste. Mais le Venezuela, important producteur de brut, est-il menacé par la "malédiction du pétrole", responsable, selon divers analystes, de l'autoritarisme antidémocratique dans des pays producteurs d'or noir en Afrique et au Moyen-Orient?]

Par Julio Burdman
Politologue et économiste argentin
Directeur de recherches au Centre d'études Nueva Mayoria
Directeur de l'Observatorio Electoral Latinoamericano

Le président Chavez inaugurant un nouveau forage le 28 juin dernier à Guanare
Photo Prensa Presidencial
BUENOS AIRES, samedi 25 septembre 2004 (NuevaMayoria.com / LatinReporters.com)
- Etudiant les causes socio-économiques des dictatures africaines, le politologue ghanéen Leonard Wantchekon analysa les économies rentières et les schémas de pouvoir politique qu'elles engendrent d'ordinaire [1]. Il s'aperçut que l'extrême dépendance des ressources naturelles débouche sur des logiques autoritaires visibles dans les Etats leaders de l'OPEP et dans les pétro-pays africains.

Wantchekon ne fut pas le premier à traiter le sujet [2], mais il expose de manière plus détaillée comment des déficiences de la structure politique renforcent la malédiction autoritaire du pétrole. En comparant, par exemple, deux pays qui découvrirent quasi simultanément d'importants gisements de pétrole dans les années 1960, le Nigeria et la Norvège, il observe que la découverte eut des effets très différents sur leurs systèmes politiques respectifs.

Au Nigeria, pays alors d'un certain degré démocratique, mais aux faibles capacités étatiques, l'or noir aggrava la situation: le gouvernement national accumula davantage de pouvoir, révisant la Constitution et créant un cadre réglementaire pour monopoliser les richesses de l'exploitation pétrolière et concentrer les canaux de leur distribution. Maniant ces richesses à discrétion, le gouvernement tendit à se perpétuer au pouvoir en s'appuyant sur sa politique redistributive, ce qui souleva la colère de chefs locaux et de clans d'opposition. Lesquels, laissés en marge de la nouvelle hégémonie financée par les excédents pétroliers, en appelèrent à la longue à des mécanismes antidémocratiques pour accéder au pouvoir, élargissant ainsi les tensions ethniques, religieuses et régionalistes. Cette radicalisation provoqua à son tour une réponse répressive accrue et finit par consolider la spirale autoritaire de la politique, dont le Nigeria ne commença à sortir qu'en 2003.

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La Norvège, par contre, Etat moderne, fort et décentralisé (gouvernement central, Parlement et administrations locales) au moment de la découverte des gisements de la Mer du Nord, distribua plus équitablement les excédents. Plusieurs auteurs concluent en fait que le virage pétrolier de l'économie norvégienne contribua à renforcer les éléments pluralistes et compétitifs de son système démocratique, jusqu'alors excessivement dominé par le Parti travailliste. Le Fonds du pétrole norvégien, qui représenta parfois 25% du produit intérieur brut, ne fut jamais utilisé de manière discrétionnaire par le gouvernement. Au Nigeria, par contre, le gouvernement central en vint à contrôler quasi totalement le commerce pétrolier, avec les rentes duquel il favorisait divers gouvernements régionaux de manière fluctuante, au rythme des alliances politiques en cours.

Conclusion générale: lorsque les richesses minérales dominent l'économie d'un pays -à savoir lorsque l'économie est peu diversifiée, ce qui suppose une structure pauvre, et lorsque peu d'acteurs se répartissent les bénéfices de l'extraction- les stimulants particuliers pour se maintenir au pouvoir sont énormes et disproportionnés. Il faudrait que le soient aussi les anticorps culturels et institutionnels qui permettent à une société de résister à la tentation hégémonique de quelques dirigeants.

La Norvège et le Venezuela, avec leur pétrole et ses dérivés, ainsi que le Botswana, avec ses diamants, furent toujours considérés comme des exceptions à la malédiction des ressources naturelles. Ils étaient dans ce contexte des pays d'un niveau d'ouverture et de stabilité démocratiques très au-dessus de la moyenne. Mais à présent, la polarisation de la société vénézuélienne et la consolidation du président Hugo Chavez amènent une question : le Venezuela commence-t-il à s'éloigner du club restreint des pays extractifs démocratiques pour s'associer au club maudit des Suharto, Kadhafi ou de la famille royale saoudienne?

Les différences sont encore importantes, car il existe au Venezuela des bases sociales très réfractaires à l'instauration d'une dictature de type "husseinien". Cependant, les reculs y sont aussi importants. Le processus de consolidation de la "Révolution bolivarienne" -réforme constitutionnelle, plébiscite antisyndical, réaffirmation majoritaire du leader, entre autres- culmine en la détérioration des institutions représentatives amorcée par l'affaissement du système des partis.

La "Révolution" elle-même -conçue par feu le néofasciste argentin Norberto Ceresole, ex-assesseur de Chavez, avec de forts éléments de culte (un Bolivar-Chavez omniprésent, jusque dans le nom de la République)- s'empare du discours public et crée ses propres structures parainstitutionnelles, comme les Cercles bolivariens. Le nouveau mouvement politique se fraie un chemin dans les couloirs du pouvoir vénézuélien et s'érige en mouvement de masse par le biais d'un contrôle progressif de la distribution des ressources. L'opposition rejetant le projet politique chaviste, mais ne trouvant pas d'issue viable dans la compétition entre partis, le système se polarise et une crise très complexe s'installe.

Pétrole et politique

Le secteur pétrolier vénézuélien a connu trois grandes transformations au cours des dernières années:
a) Influence croissante du chavisme sur la société PDVSA (Petróleos de Venezuela S.A.) depuis la réforme constitutionnelle, avec substitution graduelle de ses cadres exécutifs et subordination de l'entreprise au ministère de l'Energie et des Mines.
b) Conflits postérieurs pour le contrôle de la PDVSA, qui réduisirent d'un tiers sa production et paralysèrent en 2002 les exportations de pétrole brut.
c) Hausse prononcée du prix du pétrole depuis septembre 2003, dans le contexte d'une "normalisation" progressive de la production et de l'exportation.

Finalement, le chavisme parvint à prendre pied dans la gouvernance de l'économie du pétrole. Ali Rodriguez y Rafael Ramirez, deux cadres politiques officialistes, se convertirent en personnages clés de la politique pétrolière. Ils tentèrent d'accroître le rôle primordial du Venezuela au sein de l'OPEP, proposant d'élever la frange des prix jusqu'à 32 dollars le baril, ce que refusa alors l'Arabie saoudite. La capacité de pression du régime chaviste dépendait de sa faculté de limiter la production vénézuélienne de pétrole, limitation incompatible avec la volonté de rester au pouvoir [3].

La crise pétrolière au Venezuela culmina en 2001 et déboucha sur le putsch du 11 avril 2002, dont Chavez sortit renforcé. Après son triomphe au plébiscite du 15 août dernier, la nouvelle étape du projet chaviste de pétro-pays prend un sens nouveau, compte tenu de la hausse impressionnante du prix du pétrole brut..

Expliquer cette hausse en se basant seulement sur l'impact du conflit en Irak et sur les doutes que fait peser sur la production russe le cas Yukos paraît quelque peu superficiel aux yeux de certains analystes. Si tous admettent que ces deux éléments jouent un rôle dans les fluctuations à court terme, beaucoup soulignent aussi que la productivité du secteur pétrolier mondial affronte un problème structurel combinant une augmentation inexorable de la consommation globale au manque de nouvelles découvertes de gisements et à la stagnation des espoirs relatifs aux énergies alternatives. Et tout cela se projette sur le prix futur du pétrole.

Le référendum du 15 août

Centré sur une dynamique domestique, le référendum révocatoire du mois dernier au Venezuela n'en eut pas moins une répercussion régionale. Pour les pays du Mercosur [Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay], il s'agissait en quelque sorte d'un test de santé du "virage néopopuliste" pris au début de ce siècle par certains d'entre eux. Le référendum a aussi mis en évidence l'état actuel du débat sur la démocratie dans la région entre ceux qui défendent les institutions démocratiques et républicaines et ceux qui surgissent de la faiblesse de ces mêmes institutions.

La participation au référendum fut importante -plus de 70% des électeurs inscrits- et le chavisme triompha clairement, avec plus de 59% des suffrages. Tous les observateurs partagent l'impression que même si le scrutin s'était déroulé dans un climat de véritable impartialité, de bonne foi et de consensus sur les règles du jeu, Chavez l'aurait tout de même emporté. Les bases d'une solution de la profonde crise qui frappe le pays auraient alors au moins pu être dégagées par ceux qui l'auraient souhaité. Mais, probablement, l'intention des parties en présence n'allait pas dans cette direction.

Les doutes de l'opposition sur le scrutin et sur les entreprises qui organisèrent le vote électronique paraissent aujourd'hui insurmontables. L'une des leçons laissée par ce référendum est que dans un contexte de turbulence et de conflit politique, il n'est pas souhaitable d'introduire un changement technologique dans le processus électoral. Pourquoi dans une élection aussi simple qu'un référendum binaire [4] était-il nécessaire de recourir à un système aussi sophistiqué de vote électronique, d'un coût de 110 millions de dollars et d'une vie utile douteuse? Avec en outre la prise des empreintes digitales des électeurs, une mesure intimidatrice en fonction de son caractère policier.

L'accusation de fraude électronique lancée par les opposants même les plus modérés est difficile à réfuter sans recourir au jargon de l'ingénierie informatique. Les plus intransigeants affirment que l'ex-président américain Carter -dont le Centre, disent-ils, aurait "reçu un financement public vénézuélien"- ne disposait pas d'éléments propres de jugement et il se serait limité à partager de bonne foi les conclusions, validant le scrutin, de la mission de l'Organisation des Etats américains. Cette dernière, prétendent les mêmes adversaires de Chavez, "était menée par un Brésilien (Valter Pecly Moreia) et le président brésilien Lula l'avait prié de valider le triomphe de Chavez".

Bref, aucun dialogue ne peut combler les différences lorsqu'on met en doute la transparence de la technologie électorale, lorsqu'on ne reconnaît pas les observateurs internationaux et lorsqu'on dénonce diverses provocations de campagne électorale. L'opposition, on le sait, était et est toujours très frontale dans son intention d'écarter Chavez. Quant au gouvernement, s'il avait réellement eu l'intention de surpasser les conflits, il aurait dépolitisé le Conseil national électoral, considéré avec précaution la modification du système de vote et encouragé la présence d'un nombre plus élevé d'observateurs étrangers. Même cela n'aurait peut-être pas suffi à apaiser les esprits.

Quelques conclusions: le Venezuela et le projet de pétro-pays

Le Venezuela de Chavez se consolide à partir d'un changement dans la structure socio-économique du pays. L'effondrement du système des partis n'a pas seulement affecté le système représentatif démocratique: il a aussi ouvert la porte à une transformation du schéma de gouvernance du pétrole vénézuélien. Et cette double fissure ouverte par l'histoire a coïncidé avec une période d'importance renouvelée de l'économie pétrolière au niveau global. Cela suppose, comme le soutiennent divers analystes, que l'augmentation du prix du pétrole depuis un an présente des aspects permanents.

Aussi l'explication politico-économique du phénomène Chavez semblerait être l'émergence d'un leader populiste en période de crise de la représentation démocratique, un leader autocratique qui répond aussi aux politiques dynamiques du pétrole. La dépression de la production pétrolière vénézuélienne au cours des dernières années, nous pouvons, avec le recul, la considérer comme une transition vers la reconversion de la gouvernance de cette industrie. Aujourd'hui, le Venezuela chemine vers la consolidation d'un schéma de gouvernement distributionniste centré sur le contrôle politique des rentes extraordinaires de l'or noir. Ce schéma, on l'a vu, comporte une logique centraliste et autoritaire. La polarisation y constitue le moteur de l'autocratie.

Ce processus a déjà franchi plusieurs étapes. Il s'agit d'une véritable capture du pouvoir, qui implique d'avancer en jouant des coudes. La première étape de la "Révolution bolivarienne" fut la réforme de la Constitution, le plébiscite antisyndical et la confirmation électorale majoritaire de Chavez. Ensuite vint l'avance du chavisme dans l'industrie pétrolière, accompagnée d'une paralysie de la production débloquée récemment. Le coût de ce processus fut le putsch du 11 avril 2002 et le plébiscite du 15 août dernier. Ces deux épreuves étant surpassées, le projet de changement visant l'entrée politique du Venezuela dans le club de la malédiction du pétrole semble se consolider aujourd'hui.

Néanmoins, il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un projet rencontrant encore la résistance d'importants secteurs de la société vénézuélienne. La Norvège est le meilleur exemple d'une économie dépendante des ressources naturelles qui résista à la malédiction au profit de la gouvernance démocratique. Aujourd'hui, le Venezuela ressemble moins à la Norvège qu'auparavant et l'effondrement du système des partis fut le moment clé de cette distanciation. Il conserve cependant le souvenir d'une société plus ouverte et ce qu'il reste d'une nombreuse classe moyenne s'opposera avec force au schéma de pétro-pays. Ces anticorps hérités de l'histoire sont les meilleurs dont dispose le Venezuela pour ne pas succomber à la malédiction du pétrole.

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[1] Wantchekon, Leonard (1999), "Why do Resource Dependent Countries Have Authoritarian Governments?" Yale Center for International and Area Studies.

[2] La relation entre la structure socio-économique d'un pays et son régime politique est un thème ancien de la sociologie classique. Plus spécifiquement, des auteurs tels que, entre autres, Terry Karl dans "Paradoxes of Plenty: Oil Booms and Petro-States" (1997, University of California Press) et Michael Ross dans son article "The political economy of the resource curse” (World Politics, 1999, 51,2), étudièrent la "malédiction des ressources naturelles" au Moyen-Orient et dans des pays africains et asiatiques.

[3] "Venezuelan Oil Policies: Boosting Others at Own Expense",  Strategic Forecasting, Inc., octobre 2003.

[4] La question faisant l'objet du référendum révocatoire était : "Etes-vous d'accord de laisser sans effet le mandat populaire octroyé par des élections démocratiques légitimes au citoyen Hugo Rafael Chavez Frias comme président de la République bolivarienne du Venezuela pour l'actuelle période présidentielle?" L'option favorable à Chavez était le NON. Pour tenter de le révoquer, il fallait voter OUI.


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