MADRID, dimanche 11 mars 2012 (LatinReporters.com) - Une grève générale
est convoquée pour le 29 mars en Espagne par les principaux syndicats
en défense des services publics et surtout contre une réforme
du marché du travail qu'ils jugent
"d'une brutalité sans
précédent". Décrétée en février
par le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy, cette réforme rompt-elle
le consensus entre capital et travail sur lequel s'était fondé
le modèle européen? L'avenir de l'Europe sociale se joue-t-il
aujourd'hui partiellement en Espagne?
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La Gazette syndicale des Commissions ouvrières, centrale originellement
d'obédience communiste, appelle les Espagnols à la grève
générale le 29 mars 2012 contre la réforme du marché
du travail par le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy et en défense
des services publics, sous le slogan "Ils veulent en finir avec tout". |
Pouvoir inédit des chefs d'entreprise
Depuis l'éclatement en 2008 de la crise globale -d'abord financière,
puis économique et sociale-, l'austérité et des répliques
syndicales ont frappé nombre de pays de l'Union européenne
(UE). Les grèves générales à répétition
qui ont secoué la Grèce et dans une moindre mesure le Portugal
sont emblématiques.
Une grève générale modérément suivie répondait
aussi en septembre 2010 en Espagne aux mesures de rigueur décrétées
par le gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero, auquel
succéda Mariano Rajoy, dont le Parti Populaire (PP, droite) gagna
à la majorité absolue les élections législatives
de novembre dernier. Mais entre les socialistes et les deux syndicats dominants,
Union générale des travailleurs (UGT) et Commissions ouvrières
(CCOO), quelques ponts idéologiques ont toujours subsisté.
Il n'en va pas de même avec la droite néolibérale actuellement
au pouvoir. D'autant que sa réforme du marché du travail octroie
aux chefs d'entreprise un pouvoir inédit en 35 ans de démocratie
postfranquiste. Aux sociétés en crise ou menacées de
l'être, soit la majorité des entreprises en Espagne, l'allégement
ou la suppression de garde-fous permet désormais d'allonger la journée
de travail, de réduire les salaires et de licencier plus vite à
moindre coût et même sans motif et sans indemnité pendant
la première année contractuelle. En outre, les négociations
collectives, outil essentiel des syndicats, sont torpillées par la
supériorité nouvelle des conventions d'entreprise sur les conventions
sectorielles et régionales.
La crise, prétexte à la concrétisation d'un agenda idéologique?
Mariano Rajoy justifie cette
"flexibilisation" du marché du
travail par les exigences de compétitivité et de réduction
de la dette assignées par l'Union européenne, ainsi que par
le fardeau, hérité des socialistes, de 5.273.600 chômeurs,
soit 22,85% de la population active, taux qui bondit à près
de 50% parmi les jeunes de moins de 25 ans. Ces proportions sont des records
tant au sein de l'UE que parmi l'ensemble des nations industrialisées.
Le calcul de M. Rajoy, erroné aux yeux des syndicats, est que les
facilités de licenciement encourageront les patrons à embaucher.
Candido Mendez et Ignacio Fernandez Toxo, secrétaires généraux
respectifs de l'UGT et des CCOO, prient le gouvernement de négocier
sa réforme s'il veut éviter la grève générale
du 29 mars.
"Nous n'allons pas nous faire peur chaque fois qu'une pancarte
apparaît dans la rue" réplique dédaigneusement la
secrétaire générale du PP, Maria Dolores de Cospedal,
rejetant, comme Mariano Rajoy, toute marche arrière sur la réforme.
Tant les leaders syndicaux que le secrétaire général
du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), l'ex-ministre de l'Intérieur
Alfredo Perez Rubalcaba, accusent M. Rajoy et son Parti Populaire de profiter
de la crise pour concrétiser un agenda idéologique ultralibéral.
Ils s'indignent de la carte blanche octroyée selon eux au patronat
pour licencier massivement et ils soulignent que le gouvernement lui-même
prévoit 650.000 chômeurs de plus à fin 2012.
"Fin du consensus social entre capital et travail"
Julian Casanova, professeur d'Histoire contemporaine à l'Université
de Saragosse et analyste habituel du quotidien de centre gauche El Pais,
est pessimiste. Au point de se demander :
"Assistons-nous à la
fin du 'vieux' paradigme de consensus social entre capital et travail surgi
après la seconde guerre mondiale et qui contribua en Espagne à
consolider la démocratie?" Il répond aussitôt lui-même
:
"Des indices clairs suggèrent qu'il en est ainsi".
Dans une réflexion générale pouvant concerner tant l'Espagne
que le reste de l'Europe, Julian Casanova croit qu'une
"définition
restrictive de la politique ouvre les portes de manière quasi irréparable
au triomphe du capitalisme financier et spéculatif et traite les conflits
sociaux comme de simples défis à l'autorité publique.
Derrière ce projet ultraconservateur, qui a avalé la social-démocratie
incapable d'offrir une alternative, il y a la sauvegarde de la propriété
et du marché et le rétablissement des relations du travail
en faveur du capital".
"En rompant l'ample accord sur la croissance économique, les bénéfices
sociaux et la distribution de la richesse, le nouvel ordre finira par exclure
et jeter hors du système de nombreux citoyens qui l'avaient assimilé.
Malgré les gains logiques que cela procure aux élites politiques
et financières, authentiques bénéficiaires de ce nouvel
ordre, le résultat pourrait être une nouvelle période
de confrontations, avec des niveaux élevés de conflictualité
violente extrainstitutionnelle. Un retour, par d'autres moyens, à
la culture d'affrontement qui ruina l'Europe il n'y a pas très longtemps"
conclut Julian Casanova.
"Trahis" par les socialistes, "dépréciés" par le Parti Populaire
Manuel Cruz, professeur de Philosophie contemporaine à l'Université
de Barcelone, estime quant à lui que si, en Espagne,
"les travailleurs
se sont sentis trahis, grossièrement trompés" par les socialistes,
avec le Parti Populaire de Mariano Rajoy,
"ils se sentent dépréciés,
considérés directement comme inexistants", mais
"ces
inexistants présumés ne se conformeront pas à la condition
que leurs vieux ennemis de classe veulent leur attribuer".
Aucun média ne s'aventure à pronostiquer le succès de
la grève générale du 29 mars, que le quotidien de droite
La Razon va jusqu'à qualifier de "
grève
contre l'Espagne". Mais au-delà de l'impact de cette grève
et des manifestations qui la précèdent ce dimanche dans une
soixantaine de villes espagnoles, l'évolution socio-politique de l'Union
européenne sera peut-être influencée par le bras
de fer engagé en Espagne (voire bientôt aussi en France, si François
Hollande y remporte la présidentielle) entre le néolibéralisme
ambiant et la mobilisation sociale en faveur des acquis du modèle
européen aujourd'hui assiégé.
Le produit intérieur brut (PIB) de l'Espagne vaut le double des PIB
conjugués de la Grèce, de l'Irlande et du Portugal, trois pays
assistés financièrement. Le risque de banqueroute de l'un quelconque
de ces petits États soulève des craintes connues, ce qui, à fortiori,
confère aux Espagnols le pouvoir, s'ils veulent l'exercer, d'inciter leur gouvernement et l'Union
européenne à départager clairement ce qui est attribuable
à la crise et ce qui découle de l'une ou l'autre idéologie
prédémocratique.