L'élection présidentielle vénézuélienne
du dimanche 7 octobre peut être qualifiée, sans crainte d'exagération,
de "mère de toutes les élections". Son résultat aura
des répercussions non seulement au Venezuela, mais aussi partout en
Amérique latine, où Hugo Chavez mène et finance une alliance
continentale, l'Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique
(ALBA), basée sur les postulats idéologiques du dénommé
"socialisme du XXIe siècle".
Par ses caractéristiques, cette élection présidentielle
est davantage un plébiscite dont l'enjeu est la continuité de
Chavez et de son régime. S'il perd, le régime s'effondrera,
mais pas nécessairement le chavisme comme mouvement, et, très
probablement, l'ALBA sera affaiblie ou même disparaîtra. Par contre,
s'il gagne, ce sera la quatrième victoire consécutive du chavisme
à une élection présidentielle, lui permettant d'aboutir
à vingt ans de gouvernance ininterrompue.
Résultat ouvert
Au vu des élections présidentielles précédentes,
celle-ci apparaît comme la plus disputée des 14 dernières
années. Pour la première fois, Chavez n'est pas le favori incontesté.
En 1998, il surpassa de 16 points son rival, en 2000 son avantage fut de
22 points et en 2006 de 26. Pour cette élection, selon les sondages
les plus sérieux, son avantage s'est réduit et, quoique Chavez
demeure le favori, un triomphe de son rival Henrique Capriles n'est nullement
impossible.
Le dernier sondage de Datanálisis, dont les résultats ont
été diffusés le 25 septembre, donne à Chavez
un avantage de 10 points sur Capriles (49,4% contre 39%), mais avec 11,6%
d'indécis, qui se décantent en majorité (à raison
de 83,6%) en faveur de Capriles.
Pour la première fois aussi, l'opposition s'est unie au sein d'une
ample coalition, la Table de l'Unité démocratique (Mesa de la
Unidad Democratica, MUD), avec un candidat unique. Henrique Capriles est jeune
(40 ans), énergique et libre de liens à l'égard de la
vieille particratie. Il se situe idéologiquement au centre-gauche
(nommant comme référence le Brésilien Lula) et a assumé
des mandats publics en tant que maire et gouverneur. Pendant sa campagne
électorale, il a parcouru le pays tout entier dans une stratégie
de porte-à-porte, débordant de vitalité, face à
un Chavez diminué physiquement et en pleine convalescence d'un cancer.
Élection inédite
Cette élection présidentielle est particulière. Le
Venezuela est l'unique pays d'Amérique latine (en exceptant le cas
spécial de Cuba) où la réélection est autorisée
indéfiniment. Cela signifie que Chavez, s'il gagne, étendra
sa permanence au pouvoir jusqu'en 2019, pour un total de 20 ans, ce qui est
atypique et inouï sur la scène latino-américaine où
les hégémonies politiques personnalistes ont rarement excédé,
en démocratie, 10 années consécutives.
La santé de Chavez a marqué le rythme de la campagne et quoiqu'il
semble avoir vaincu le cancer après son traitement à Cuba,
une rechute ne peut être écartée. S'il gagne le 7 octobre,
mais que sa santé se complique à nouveau au cours des quatre
premières années de son nouveau mandat, le plaçant dans
une "absence absolue", le vice-président prendrait la relève
et devrait convoquer de nouvelles élections dans les 30 jours, en application
de l'article 233 de la Constitution bolivarienne. Si Chavez était
relevé après quatre ans, le vice-président assumerait
le pouvoir jusqu'à la fin du mandat de six ans en cours.
Mais ce n'est pas la seule situation pouvant affaiblir le régime
chaviste dans un futur proche. Le 16 décembre prochain auront lieu
les élections régionales désignant les gouverneurs,
les élections municipales sont prévues pour avril 2013 et les
législatives en 2015. En outre, à partir de 2016 pourrait être
convoqué un référendum révocatoire (article 72
de la Constitution bolivarienne) et, comme nous le disions, de 2013 à
2017 une nouvelle élection présidentielle devrait être
convoquée en cas d'"absence absolue" du président. C'est-à-dire
qu'au cours des prochaines années, le Venezuela sera confronté
à la possibilité d'aller aux urnes pratiquement tous les ans,
testant la résistance du régime chaviste.
Scénarios possibles
Les résultats de l'élection présidentielle (surtout
l'écart entre le vainqueur et le second) seront aussi importants que
leur acceptation ou leur rejet par le régime chaviste et par l'opposition.
Les deux parties considèrent que le système électoral
est fiable et permet aux acteurs politiques d'en surveiller et vérifier
l'intégrité au cours de l'ensemble du processus électoral.
Le risque de fraude massive indétectable est très faible, pour
autant, c'est crucial, que la coalition d'opposition MUD place ses "témoins"
dans tous les bureaux de vote.
Si la fraude est donc improbable, la déficience majeure de cette
élection est le déséquilibre manifeste, au profit du
régime en place, de la campagne électorale, menée dans des conditions
inéquitables. Selon le récent
rapport
du Woodrow Wilson Center et d'IDEA International (élaboré par Genaro Arriagada y José
Woldenberg), l'appareil de l'État s'est mis au service du candidat
du régime, utilisant abusivement les ressources et les médias
publics, imposant en particulier les "cadenas"
["chaînes"; le
mot désigne les retransmissions obligatoires, par les médias
audio-visuels publics et privés, d'actes et de discours officiels
quasi monopolisés par Hugo Chavez - ndlr]. A cela s'ajoute
l'utilisation clientéliste par le régime des "missions"
[nom générique de divers programmes sociaux -
ndlr]. Le financement des campagnes électorales est, quant
à lui, particulièrement opaque, quoique la prédominance
des dépenses du chavisme soit évidente et écrasante.
Une attention particulière doit être accordée au rôle
des forces armées. Si son haut commandement est clairement chaviste,
il est très douteux (ou du moins on le souhaiterait) que l'armée,
en tant qu'institution, appuie une fraude ou ne reconnaisse pas un résultat
électoral qui signifierait le triomphe de l'opposition.
Résultats probables et principaux défis
Sans même tenir compte de la réaction du perdant de l'élection
présidentielle (qu'il en accepte les résultats ou crie à
la fraude), celui qui assumera la présidence aura à affronter
des défis majeurs.
Si Chavez gagne, il devra mettre en oeuvre des mesures
économiques qu'on ne peut ajourner, compte tenu de la spirale
inflationniste dans laquelle est plongé le pays. Sur le plan social,
l'insécurité demeure un problème grave. Selon un rapport
récent de l'ONU, le Venezuela est le cinquième pays au monde
en nombre d'homicides et le huitième concernant les enlèvements.
Dans le domaine politique, Chavez s'efforcerait d'approfondir le modèle
"socialiste bolivarien du XXIe siècle", mais cela dépendrait
de l'évolution de sa santé. S'il ne se rétablissait
pas complètement et subissait une rechute, le régime tenterait
de le maintenir au pouvoir le plus longtemps possible (comme il le fit lorsqu'il
gouvernait depuis La Havane) afin d'éviter d'avoir à convoquer
de nouvelles élections, car il faudrait planifier une campagne en à
peine 30 jours et, tâche beaucoup plus difficile, trouver un héritier
politique.
Dans ce scénario d'un triomphe de Chavez, le défi pour Capriles
serait de maintenir l'unité de l'opposition, très hétérogène
et disparate, surtout si surgissaient au sein de la coalition des divergences
à propos, par exemple, de la reconnaissance ou non du résultat
de l'élection présidentielle. Le maintien éventuel de
l'unité de la MUD et du leadership de Capriles dépendrait dans
une large mesure de l'écart le séparant du vainqueur.
Si, par contre, l'opposition gagne, les trois principaux défis que
devrait relever Capriles sont : 1º qu'on reconnaisse sa victoire; 2º
franchir avec succès la période de transition qui va du
8 octobre au 10 janvier 2013 (date de l'investiture présidentielle);
et 3º gouverner dans un contexte très complexe, en particulier
durant les premières années. La forte concentration du pouvoir
aux mains des partisans de Chavez poserait alors à l'opposition d'énormes
difficultés pour garantir la gouvernabilité. Capriles serait
confronté à un pouvoir législatif détenu par une
majorité chaviste au moins jusqu'au renouvellement de l'Assemblée
nationale. Suite aux résultats des prochaines élections régionales
et municipales, Capriles devrait éventuellement travailler aussi avec
un nombre important de gouverneurs et de maires chavistes. En plus, en matière
de justice, il cohabiterait avec une Cour suprême contrôlée
également par les partisans de Chavez, comme les autres pouvoirs de
l'État.
Le Venezuela va vivre ainsi une élection présidentielle cruciale,
un plébiscite au dénouement incertain, qui pourrait donner un
nouveau souffle au régime de Chavez ou, au contraire, signifier la
fin du chavisme en tant que régime de pouvoir. Le chavisme, toutefois,
survivrait peut-être comme mouvement politique.