Espagne - élections législatives: duel entre "nouvelle" et "vieille" Europepar Christian Galloy
Emmené par l'ex-ministre Mariano Rajoy, le Parti populaire (PP, conservateur) du chef du gouvernement sortant, José Maria Aznar, s'éloigne progressivement du moule européen en rapprochant ses choix diplomatiques, économiques, sociaux et culturels du modèle américain. Son principal adversaire, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) de José Luis Rodriguez Zapatero défend, lui, une social-démocratie et une diplomatie traditionnelles dans l'Union européenne. Sous cet angle et sans nécessairement prendre parti pour ou contre les avantages ou inconvénients supposés de la "nouvelle" et de la "vieille" Europe, les résultats des législatives du 14 mars dépasseront amplement le cadre espagnol. Paris, Berlin et Washington les analyseront minutieusement. Annoncée par les sondages, qui ne sont pas infaillibles, une nouvelle victoire du Parti populaire serait d'autant plus significative qu'elle serait la troisième consécutive depuis 1996. L'usure habituelle du pouvoir est pourtant en principe un handicap de départ pour le PP. Ce parti échappe d'emblée aux schémas européens ordinaires en occupant l'entièreté de l'espace démocratique de droite, sans flirt populiste avec des progressismes qui n'ont pas encore le sceau de progrès réel et sans sombrer dans l'intransigeance, la violence et la xénophobie d'une extrême droite florissante dans de nombreux pays du Vieux continent. En conséquence, les petits partis espagnols qui arborent encore des emblèmes franquistes n'ont aucun élu ni aux Cortes de Madrid ni dans le moindre des 17 Parlements régionaux. Le PP de José Maria Aznar (il n'est plus candidat, mais son emprise idéologique restera décisive) est en somme à l'Espagne ce que le Parti républicain de George W. Bush est aux Etats-Unis, sans préjuger de l'aspect positif ou négatif de cette référence. Face au PP, on retrouve des divisions propres à l'Europe: socialistes, communistes, écolos et nationalistes basques, catalans et galiciens se disputent en effet le reste de l'électorat, de gauche et/ou régionaliste. Par ailleurs, le renoncement volontaire, à 51 ans seulement, de José Maria Aznar à la présidence du gouvernement après huit ans de pouvoir et face une 3e victoire possible est une attitude sans précédent dans la particratie européenne. Aux Etats-Unis, par contre, deux mandats présidentiels consécutifs sont une limite constitutionnelle. Le prédécesseur de M. Aznar, le socialiste Felipe Gonzalez, au pouvoir de 1982 à 1996, avait été sanctionné par les urnes après une longue agonie au milieu de scandales financiers, de marasme économique et de procès, impliquant même des ministres, pour crimes policiers contre les terroristes indépendantistes basques de l'ETA. "L'Appel des huit" en faveur des Etats-Unis fut une initiative espagnole C'est l'Espagne "aznariste" -et elle devrait rester telle en cas de victoire électorale de Mariano Rajoy et du PP- qui a concrétisé l'idée de "nouvelle" Europe lancée par Donald Rumsfeld. Publié le 30 janvier 2003 dans une douzaine de journaux européens, "L'Appel des huit" fut en effet rédigé à l'initiative de José Maria Aznar. L'Appel prenait le contre-pied du pacifisme antiaméricain structuré autour de l'axe franco-allemand, Paris et Berlin étant les principaux opposants à la guerre contre l'Irak qui allait éclater sept semaines plus tard, le 20 mars. Signé par les chefs d'Etat ou de gouvernement de l'Espagne, du Royaume-Uni, de l'Italie, du Portugal, du Danemark, de la Pologne, de la Hongrie et de la République Tchèque, approuvé aussi par la Slovaquie, l'Estonie et la Lettonie, l'Appel dessinait sur le Vieux Continent un nouvel axe pro-atlantiste battant en brèche pour la première fois la suprématie de la France et de l'Allemagne au sein de l'Union européenne (UE). Aussi la prétention de l'Espagne et de la Pologne de jouir au sein de l'UE d'un poids institutionnel quasi identique à celui de la France et de l'Allemagne est-elle davantage qu'une revendication nationaliste égoïste. Madrid et Varsovie (ainsi que d'autres capitales plus discrètes) veulent pouvoir freiner la dérive antiatlantiste prêtée à Paris et à Berlin. Cet élément doit être inclus dans l'analyse du blocage actuel du projet de Constitution européenne. De récentes déclarations officielles à Washington et Bruxelles et des interviews publiées au cours de l'actuelle campagne électorale dans divers médias, y compris le journal français Le Monde, -l'ensemble pouvant être qualifié médiatiquement de "testament politique" de José Maria Aznar- montrent que les divisions autour de l'Irak furent, dans l'esprit du chef du gouvenement espagnol, une opportunité exceptionnelle pour tenter d'accroître l'influence internationale de l'Espagne. En deux législatures, José Maria Aznar estime avoir fait de son pays "la huitième économie du monde. Mon souhait, ce serait d'en faire la quatrième... Tout cela modifie notre position dans le monde. Je n'ai aucune envie de jouer les seconds rôles en Europe." On découvre que ce dédain des "seconds rôles" a des racines profondes lorsque M. Aznar précise que "depuis 1800, les décisions de l'Espagne en politique étrangère étaient subordonnées à la France. Ce n'est plus le cas. L'Espagne décide seule." José Maria Aznar exprime encore la même idée sous une forme quasi identique: "L'Espagne avait disparu de l'échiquier international en 1815, au moment du Congrès de Vienne, auquel elle n'a même pas assisté. Elle s'est alors convertie en acteur de second rôle sur la scène internationale. Depuis des années, nous essayons d'en sortir". Et pour en sortir, rien de tel que l'alignement aux côtés de l'unique superpuissance mondiale, les Etats-Unis, à la recherche d'alliés dans leur lutte en Irak et ailleurs contre le "terrorisme" et/ou les armes de destruction massive, réelles ou supposées. Pour l'Espagne, où l'anglais est désormais la seule langue étrangère que même les socialistes veulent imposer dès l'école primaire, le grand large atlantique est en outre un espace associé historiquement à la grandeur. Au premier rang des "responsabilités" que l'Espagne nouvelle estime devoir assumer, M. Aznar cite "la relation atlantique" entre l'Europe et les Etats-Unis, que le président du gouvernement espagnol situe même "à l'origine de la construction européenne". Cette relation n'aurait pas d'alternative dans la défense globale des valeurs démocratiques. Nombre des dix nouveaux pays qui entreront dans l'Union européenne (UE) en mai prochain, rappelle M. Aznar, "ont souffert la tyrannie communiste et voient en l'Alliance atlantique la meilleure garantie de leur liberté". Pour une "zone économique atlantique" M. Aznar s'adresse à Paris et Berlin en affirmant que "vouloir une Europe forte... ne signifie pas travailler à un contre-pouvoir visant les Etats-Unis". Il estime que "grâce à la liberté" établie et défendue par le lien atlantique, "l'Amérique du Nord et l'Europe sont les deux régions les plus prospères du monde". Et d'élargir cette vision dans le temps et l'espace en proposant une "zone économique atlantique", soit "la création d'un grand espace économique, financier et commercial entre l'Europe et les Etats-Unis d'ici 2015." L'Amérique latine ("Ibéroamérique") devrait y être associée. Quant au débat sur le bien-fondé de la guerre en Irak, compte tenu des doutes sur l'existence d'armes de destruction massive qu'auraient détenues Saddam Hussein, M. Aznar n'y voit qu'un faux débat proche de l'irresponsabilité. Au-delà de l'épisode irakien, il prétend que "la menace que la prolifération de ce type d'armes suppose pour la sécurité de tous est réelle. Sa possible utilisation par des groupes terroristes est un risque devant lequel nous ne pouvons pas demeurer inactifs". Très applaudie par les congressistes américains, cette vision peut vouloir dire que même une guerre non basée sur des preuves irréfutables d'une menace, en Irak ou ailleurs, serait utile dans la mesure où elle éviterait une "possible" connexion entre groupes terroristes et armes de destruction massive. Sur ce point, la communion entre MM. Aznar et Bush est totale. Sur le plan économique et social, l'Espagne croit que le modèle européen a mal vieilli. "Si l'on regarde les données économiques européennes et américaines depuis vingt ans," dit José Maria Aznar au journal Le Monde, "on voit que l'Europe a très clairement perdu de l'influence. S'il y a eu un consensus social-démocrate, il n'a pas été utile pour l'Europe. Il n'y a pas de quoi se vanter d'un modèle qui produit des millions de chômeurs. Mon modèle social, c'est la croissance, l'emploi, la flexibilité, la garantie d'avenir et l'égalité des chances". Selon M. Aznar, c'est la social-démocratie européenne qui serait en crise: "Il y a eu une crise après la chute du mur de Berlin, et une autre après le 11 septembre. La gauche ne les a surmontées ni l'une ni l'autre. A l'exception d'une personne, Tony Blair." Faire ainsi la leçon à la "vieille" Europe ne peut être imputé à la seule soif de grandeur dans la mesure où l'Espagne a créé 4,5 millions d'emplois depuis 1996 et ramené à 11,2% le taux de chômage de la population active, qui était de 22,9% fin 1995. Depuis 1997, la croissance moyenne de l'Espagne a atteint 4 %, dont 2,4 % en 2003, contre 0,5 % pour l'Euroland. L'excédent des comptes publics, alors que la France et l'Allemagne sont dans le rouge, la croissance très supérieure à la moyenne européenne et la création record d'emplois sont le meilleur argument électoral de la nouvelle Espagne "aznariste" et du candidat qui devrait la perpétuer, Mariano Rajoy. Ce modèle économique repose notamment sur une hérésie aux yeux de l'Europe sociale-démocrate: plus de 30% des emplois sont en Espagne à durée déterminée, souvent d'à peine quelques mois. Les socialistes de José Luis Rodriguez Zapatero parlent "d'emplois poubelles". Par ailleurs, M. Aznar et son dauphin Mariano Rajoy sont, comme les Etats-Unis, des défenseurs de la globalisation, que le chef du gouvernement espagnol voudrait étendre, on l'a dit, à une "zone économique atlantique" unissant l'Europe aux Amériques. Quant à la revendication de l'exception culturelle, chère à l'Union européenne et défendue aussi par les socialistes espagnols, M. Aznar estime qu'elle reflète une société en déclin. Selon lui, "les périodes les plus riches de la littérature, de la musique et de la science n'ont jamais été stimulées par une exception culturelle, mais par un environnement ouvert sur le monde. Nous, les Espagnols, avec une langue parlée par 400 millions de personnes, nous ne nous sentons pas franchement concernés"... L'alternative de société proposée par le Parti socialiste ouvrier espagnol est le contraire diplomatique, économique, social et culturel de l'Espagne "aznariste". Les élections législatives du 14 mars sont donc un duel entre ce que Donald Rumsfeld appelle la "nouvelle" et la "vieille" Europe. Une 3e victoire consécutive du Parti populaire pourrait inciter la droite démocratique de plusieurs pays de l'UE à s'inspirer de la "nouvelle" Europe et à se rapprocher des Etats-Unis. Vous pouvez réagir à cet article sur notre forum
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