BOGOTA / MADRID, vendredi 13 avril 2012 (LatinReporters.com) - Mise en demeure d'accepter Cuba à tout sommet postérieur, débat
forcé sur l'échec de décennies de lutte contre la drogue,
recul commercial au profit de la Chine, montée en puissance du Brésil
et unification progressive de l'Amérique latine: ces paramètres
mesureront le déclin relatif des États-Unis au VIe Sommet des
Amériques, les 14 et 15 avril en Colombie.
L'épreuve est incommode pour le président états-unien
Barack Obama au moment où il doit raffermir son image pour assurer
sa réélection en novembre. Le thème officiel du sommet,
"Partenaires pour la prospérité", n'éclipsera
pas des débats encombrants pour la Maison blanche. D'autant que le
truculent président vénézuélien Hugo Chavez, bête
noire de Washington, a confirmé sa présence malgré son
cancer.
[Présence finalement annulée sur recommandation des médecins du
président Chavez, parti samedi à Cuba pour un nouveau cycle de
radiothérapie - Ajout du 14 avril 2012]
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Au Ve Sommet des Amériques, en avril 2009 à Trinité-et-Tobago,
Hugo Chavez offrit à Barack Obama un livre de l'Uruguayen Eduardo
Galeano, "Les veines ouvertes de l'Amérique latine", qui retrace cinq
siècles d'exploitation de la région par les puissances européennes
et par les États-Unis. (Archives - Photo Marcelo Garcia / Prensa Presidencial) |
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Influence du Brésil et de la Chine
Près de vingt ans après le Ier Sommet des Amériques,
en 1994 à Miami à l'initiative du président Bill Clinton,
avec l'ambition frustrée d'imposer le libre-échange de l'Alaska
à la Terre de Feu, la réalité économique et politique
du continent n'est plus la même.
Le Brésil de la présidente Dilma Rousseff, héritière
du toujours très populaire Luiz Inacio Lula da Silva, symbolise peut-être
le mieux le nouveau visage de l'Amérique latine. Désormais sixième
économie mondiale, le géant sud-américain utilise son
poids politico-économique régional pour promouvoir, sans radicalisme
idéologique, l'autonomie latino-américaine et en faire un levier
pour tenter de s'ériger en acteur planétaire global.
Un rapport de la Commission économique pour l'Amérique latine
et les Caraïbes (Cepal, commission régionale de l'ONU) indique
que la part des États-Unis dans le commerce latino-américain
a subi ces dernières années une baisse très prononcée.
Elle est passée de 59,7% en 2000 à 40,1% en 2010.
Par contre, le commerce entre l'Amérique latine et la Chine explose.
Il s'est accru de 160% depuis 2006, atteignant 180 milliards de dollars en
2011. La secrétaire générale de la Cepal, Alicia Barcena,
souligne toutefois que ces chiffres reflètent surtout l'achat par la
Chine de matières premières et d'aliments et elle avertit que
des exportations centrées sur les matières premières
risquent de générer
"une nouvelle dépendance"
qui freinerait la modernisation industrielle de l'Amérique latine.
Le Fonds monétaire international (FMI) a relevé pour 2011
une croissance de 4,6% du produit intérieur brut (PIB) de l'Amérique
latine et des Caraïbes, contre 1,8% aux États-Unis et 1,6% dans
l'Union européenne. Pour 2012, le FMI prévoit pour les mêmes
ensembles des croissances respectives de 3,6%, 1,8% et -0,1%. Les pays latino-américains
semblent donc demeurer relativement à l'abri d'une crise globale qui
menace encore les États-Unis et s'aggrave en Europe.
Dans ces conditions, au VIe Sommet des Amériques, dans la ville
colombienne de Cartagena de Indias (Carthagène des Indes), Barack
Obama sera moins un donneur de leçons qu'un quémandeur de ressources
énergétiques et de nouvelles opportunités pour les entreprises
américaines.
L'OEA concurrencée par la Celac
Politiquement, le fossé creusé par dix ans de déferlante
rose-rouge sur l'Amérique latine débouche progressivement sur
un divorce institutionnel. Alors que le Sommet des Amériques est chapeauté
par l'Organisation des États américains (OEA), influencée
par Washington où elle siège, l'Amérique latine s'est
dotée d'une alternative continentale en mettant sur les rails en décembre
dernier à Caracas la Communauté
des États latino-américains et des Caraïbes (Celac).
Le continent américain compte 35 pays. L'OEA et donc le Sommet des
Amériques en regroupent 34, Cuba refusant de souscrire aux exigences
de la démocratie occidentale. La Celac, elle, en compte 33, y compris
Cuba, soit tous les pays du continent sauf deux tenus à l'écart,
les États-Unis et le Canada.
Déjà principal artisan de l'Union des nations sud-américaines
(Unasur), le Brésil est aussi le moteur essentiel de la Celac, lancée
sans barrières idéologiques comme forum de concertation politique
et économique échappant à la tutelle de Washington. Sa
présidence annuelle tournante est assumée cette année
par le Chili. Cuba lui succédera en 2013, jouissant alors d'une sorte
de prééminence quasi continentale qui sera en soi un camouflet
inédit infligé aux États-Unis.
Un rapport diffusé l'an dernier à Washington par l'institut
Inter-American Dialogue considérait la Celac et l'Unasur comme des
preuves concrètes de la réduction de l'autorité politique
des États-Unis en Amérique latine. Dans le même ordre
d'idée, un diplomate brésilien cité par l'agence espagnole
Efe estime aujourd'hui
"paradoxal" que le Sommet des
Amériques, né à l'initiative des États-Unis, soit
devenu l'une des enceintes où la politique de Washington est
critiquée le plus ouvertement.
L'inévitable question cubaine
Les critiques ont fusé avant même la réunion du VIe
Sommet à cause du refus des États-Unis, partagé par
le Canada, d'y inviter Cuba pour manquements à la démocratie.
L'hôte du sommet, Juan Manuel Santos, président colombien de
centre droit et partenaire privilégié de Washington dans la
région, a évité de justesse le boycott de la réunion
de Carthagène par les pays de la gauche radicale. Seul le président
de l'Équateur, Rafael Correa, laisse sa chaise vide par solidarité
avec La Havane.
Mais le même Juan Manuel Santos avertissait le 8 avril, dans une
interview au quotidien colombien El Tiempo, qu'un rendez-vous continental
postérieur au VIe Sommet des Amériques
"n'aurait aucun
sens sans Cuba".
"Après tout, Cuba est un pays américain"
insistait le même jour le président colombien sur les antennes
de sa télévision publique, invitant Washington à faire
preuve de
"pragmatisme", car
"le monde évolue".
En clair, un allié traditionnel des États-Unis tel que la
Colombie, ainsi qu'auparavant le Venezuela et les autres pays de l'Alliance
bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (l'ALBA, qui réunit
Venezuela, Cuba, Bolivie, Nicaragua, Équateur, la Dominique, Antigua-et-Barbuda
et Saint-Vincent-et-les-Grenadines), comme aussi probablement et surtout la
présidente brésilienne Dilma Rousseff, reçue lundi pour
la première fois à la Maison blanche, ont averti Barack Obama
qu'un VIIe Sommet des Amériques, dans trois ou quatre ans, serait mort-né
si Cuba n'y était pas invitée.
Cette mise en demeure et la condamnation par tous les pays latino-américains de l'embargo
imposé depuis un demi-siècle par Washington à l'île communiste en disent long sur le
déclin de l'influence états-unienne au sud du Rio Grande.
Éventuelle dépénalisation des drogues en débat
Outre cette controverse sur Cuba, qui fait de l'île des frères
Castro l'absente omniprésente au sommet, le président des États-Unis,
attendu ce vendredi soir à Carthagène, va subir un embarrassant
débat sur le fiasco apparent de 40 ans de lutte musclée contre
le narcotrafic.
Partant du constat que
"la consommation et la production de drogue sont
toujours plus importantes", malgré des années de lutte gouvernementale
sur le continent allant parfois jusqu'à une militarisation jugée
propice aux intérêts de Washington, le président du Guatemala
Otto Pérez Molina proposera au VIe Sommet des Amériques que
l'OEA étudie d'ici le mois de juin, sous l'angle d'un problème
de
"santé publique" comme à propos de l'alcool et du
tabac, l'opportunité d'une éventuelle dépénalisation
contrôlée de la production, du transport et de la distribution
des drogues. Cela pour mettre fin à un schéma dans lequel les
États-Unis, opposés à toute légalisation, concentrent
aujourd'hui l'essentiel des acheteurs toxicomanes et l'Amérique latine
la quasi totalité des morts liées sur le continent au narcotrafic,
quelque 50.000 rien qu'au Mexique depuis 2006.
La complicité de la Colombie a été décisive,
sinon pour envisager avec bienveillance une improbable dépénalisation
des drogues, du moins pour mettre au menu du sommet la nécessité
de rechercher une politique réellement efficace contre le narcotrafic
et ses dommages sur la sécurité publique et la démocratie.
"La Colombie est très intéressée à pouvoir
contribuer à cette discussion" sur les drogues a déclaré
le président colombien Juan Manuel Santos. Son pays est le premier
producteur mondial de cocaïne, privilège négatif que lui
dispute aujourd'hui le Pérou voisin. Évoquant la multitude de
morts violentes dues en Colombie au narcotrafic, qui finance tant les paramilitaires
que les guérillas d'extrême gauche, le président Santos
constate qu'
"après tant de sacrifices, il semble qu'on pédale
sur une bicyclette statique, car ce négoce se poursuit". Il en
conclut qu'il vaut la peine de rechercher s'il existe
"des alternatives
moins coûteuses et plus efficaces" pour juguler ce fléau.