Première question à se poser pour évaluer l'éthique
d'un concert gratuit réunissant cinq heures durant à Cuba, au
nom de la paix, 15 artistes de six pays ibéro-américains: qu'en
aurait-on dit s'il avait été organisé sous une dictature
autre que la castriste, par exemple sous celle de Pinochet, au Chili il y
a une vingtaine d'années?... Mieux vaut laisser à chacun
sa propre réponse.
Seconde question: pourquoi chanter la paix à Cuba, qui n'est pas
en guerre et que le président des Etats-Unis, Barack Obama, n'a manifestement
pas l'intention d'envahir? Réponse: parce que chanter explicitement
la liberté dans l'île n'aurait pas été autorisé
par les frères Castro.
Mais il est vrai que Juanes était quelque peu prisonnier du mot "paix",
car il prétendait répéter le succès de son
premier concert "Paix sans
frontières", le 16 mars 2008 sur le pont Simon Bolivar,
qui relie la Colombie et le Venezuela. Ces deux pays semblaient à
l'époque au bord de la guerre après le bombardement, par l'armée
colombienne, d'un camp de la guérilla marxiste des FARC (Forces armées
révolutionnaires de Colombie) dressé au nord de l'Equateur.
Le président vénézuélien Hugo Chavez, allié
de l'Equateur et des FARC, avait alors déployé des chars sur
sa frontière avec la Colombie et menacé de faire décoller
ses chasseurs Soukhoï achetés à la Russie.
Les 100.000 spectateurs qui dansaient et chantaient l'an dernier autour
du pont Simon Bolivar ont été largement surpassés ce
20 septembre par la marée humaine, tout aussi jeune et enthousiaste,
réunie par Juanes et ses amis à la Havane sur la place de la
Révolution. "Vous êtes un million cent cinquante mille" a lancé
à la foule le Colombien. Ce chiffre énorme a été
repris par les médias cubains et internationaux.
Pourtant, la place de la Révolution a une superficie officielle connue,
72.000 m². Un compactage de quatre personnes au mètre carré,
qui aurait empêché les Cubains de danser comme certains l'ont
fait dimanche, permettrait une assistance maximale de 288.000 personnes. En
plus, même la photo aérienne du concert qui emplissait lundi
la
une du
quotidien officiel Granma, organe du comité central du parti
communiste cubain, attestait de larges creux parmi les spectateurs les plus
éloignés du podium. Mais faire un procès à Juanes
sur les chiffres serait mesquin. Le concert fut bel et bien un grand succès.
"Mieux vaut remuer le cul que parler de politique"
Le titre de Granma, "Hermosa fiesta en la Plaza" (Belle fête sur la
Place), et son compte rendu dithyrambique révèlent que le régime
castriste estime avoir engrangé l'impact médiatique international
d'une initiative associant apparemment Cuba à la paix. Les chants,
les sauts, les danses et les applaudissements de centaines de milliers de
jeunes ont rejeté dans l'ombre l'hostilité au concert d'exilés
cubains, qui ont détruit à Miami des milliers de CD de Juanes,
et l'inquiétude de dissidents, dont le notoire prix Sakharov Oswaldo
Paya, ébahi qu'on célèbre la paix dans son pays, Cuba, où, dit-il,
"la guerre du gouvernement contre le peuple se poursuit".
Au correspondant du quotidien espagnol El Pais qui l'interrogeait pendant
le concert sur ce débat, une jeune étudiante cubaine, Yoraidis,
répondit: "Ne sois pas embêtant. Mieux vaut remuer le cul que
parler de politique". A sa façon, Yoraidis donnait raison à
Juanes. Officiellement, le Colombien ne visait qu'à offrir aux Cubains
un courant d'air frais, "un grain de sable" contribuant à unir la "famille
cubaine" divisée par l'exil, à "générer par la
culture des connexions" entre Cuba et l'extérieur, y compris avec
les Etats-Unis. Dans les semaines précédant le concert, Juanes
fut reçu par la secrétaire d'Etat américaine Hillary
Clinton et Washington délivra en un délai record permis et visas
afin que du personnel technique et des équipements arrivent à
temps à La Havane pour préparer le concert.
C'est dans ce contexte nébuleux que Juanes a lancé en clôture
de spectacle son "Cuba libre, Cuba libre!". "Cuba libre de tout blocus américain"
interprètent des sympathisants des frères Castro. Mais alors
pourquoi la presse officielle cubaine ignore-t-elle le cri de Juanes? Au Venezuela,
des fidèles de Hugo Chavez, le plus solide allié de Cuba,
s'indignent de ce cri, tandis que s'en réjouit Globovision, la chaîne
télévisée d'opposition que Chavez veut fermer.
Moins remarqué, sauf sans doute par les autorités cubaines
et qui sait par combien de jeunes spectateurs, fut le "Nada particular" (Rien
de particulier) chanté en duo par Juanes et l'espagnol Miguel Bosé.
Le refrain de cette chanson disait textuellement "Dame una isla en medio
del mar. Llámala libertad". (Donne-moi une île au milieu de la
mer. Appelle-la liberté).
Sans oublier qu'en ouverture du concert, la chanteuse portoricaine Olga
Tañon avait prononcé un sonore "It's time to change", qui servit de titre en
outre à une autre chanson des mêmes Juanes et Miguel Bosé... Changer
quoi et quand? Si on la retrouve, on le demandera à l'étudiante
Yoraidis lorsqu'elle sera moins remuante.