Dans un passé récent, le Brésil analysa le choix de
la Russie ou de la France comme partenaire stratégique dans le domaine
de la défense rappelle l'un des plus influents analystes politiques
argentins, Rosendo Fraga, directeur du Centro de Estudios para una
Nueva Mayoría.
Socialiste modéré, le président brésilien Lula
da Silva a préféré la France, satisfaisant
ainsi sa volonté de s'émanciper des Etats-Unis tout en évitant
une option qui aurait créé des difficultés dans ses bonnes
relations avec Washington. Les Etats-Unis apprécient
peu toute influence militaire russe dans la région. L'option russe
pour son réarmement global a été choisie par un voisin
potentiellement conflictuel du Brésil, le Venezuela du président
antiaméricain Hugo Chavez, équipé notamment de chasseurs
Sukhoï.
Ecartée par Brasilia en octobre 2008, l'option du Sukhoï fit
longtemps figure de favorite pour le renouvellement partiel, portant sur
un premier lot de 36 unités, des vieux Mirage français et F-5
américains de la force aérienne brésilienne. Le 7 septembre
dernier, les présidents Lula da Silva et Sarkozy semblent avoir canalisé
définitivement le choix vers le Rafale français de Dassault.
Les transferts de technologie concédés par la France auraient
consacré l'élimination virtuelle, pas encore officielle, du
F-18 de Boeing et du Gripen du suédois Saab.
"Compte tenu de l'étendue des transferts
de technologie proposés et des garanties apportées par ailleurs
par la partie française, le Président Lula a annoncé
la décision de la partie brésilienne d'engager des négociations
avec le GIE Rafale pour l'acquisition de 36 avions de combat Rafale" dit un communiqué
officiel diffusé le 7 septembre à Brasilia au terme de la visite d'Etat de Nicolas Sarkozy.
A un journaliste qui lui demandait si ce communiqué voulait dire que les concurrents du Rafale
sont écartés, le président brésilien Lula da
Silva, face à la presse aux côtés de son homologue français,
a répondu:
"Cela veut dire tout simplement ce qui
est écrit dans le communiqué. J'ai annoncé que le Brésil
avait pris la décision d'entrer en négociation avec le GIE
pour l'acquisition de 36 Rafale [...] Pour nous, ce qui est important véritablement,
c'est d'avoir accès à la technologie pour que l'on puisse produire
cet avion au Brésil. Et c'est cela que nous sommes en train de négocier
avec le ministre de la Défense, avec le commandant de l'Aéronautique
et le ministre de la Défense de la France, avec l'entreprise qui les
produit."
Les négociations portent donc actuellement sur les transferts de technologie
et, en principe, c'est sous réserve de leur bonne fin que le Rafale
français de Dassault remportera effectivement le marché actuel
du renouvellement partiel des avions de combat brésiliens.
Par son ampleur, l'engagement de la France devient une "alliance"
Le choix officieux du Rafale semble néanmoins difficilement réversible,
compte tenu de l'ampleur de l'engagement de la France à aider le
Brésil à acquérir les instruments de souveraineté
d'une grande puissance de demain. Car les transferts de technologie dans
le domaine militaire concernent aussi la vente au Brésil, par la France,
de quatre sous-marins Scorpene, le développement de la partie non-nucléaire
du futur sous-marin nucléaire d'attaque brésilien, la construction
d'une base de sous-marins, ainsi qu'un contrat portant sur 50 hélicoptères.
Au total, Rafale y compris, le Brésil débourserait 12 milliards
d'euros, soit plus du double de l'ensemble des exportations d'armes françaises
dans le monde en 2007. Selon la presse brésilienne, il s'agirait du
plus important engagement du Brésil en matière de défense
depuis sa participation à la seconde guerre mondiale dans l'alliance
antihitlérienne.
Autre concession clé expliquant le choix de la France comme partenaire
stratégique :
"Le Brésil pourra assembler des Rafale et
les vendre en Amérique latine" a affirmé le ministre brésilien
des Relations extérieures, Celso Amorim, confirmé sur ce point
en conférence de presse par les présidents Lula da Silva et
Sarkozy. En
décembre 2008 à Rio
de Janeiro, les deux chefs
d'Etat avaient dit la même chose à propos des hélicoptères.
Le F-18 de Boeing et le Gripen suédois de Saab, qui utilise de nombreux
composants américains, sont, eux, tributaires des conditions et parfois
du refus opposés par les Etats-Unis à la commercialisation
par des pays tiers d'appareils utilisant des technologies américaines.
Mais c'est probablement le cadre politique global des relations entre Paris
et Brasilia qui rendrait incontournable, sauf surprise de taille, la victoire
du Rafale sur ses concurrents. Elle s'inscrirait dans ce qu'on appelle déjà
l'alliance franco-brésilienne, "notre alliance pour le changement"
précise Lula da Silva. Devant faciliter aussi d'importants contrats
civils, cette alliance implique l'approche et l'évaluation communes
de la crise économique globale, des changements climatiques, de l'association
des pays émergents à la gouvernance mondiale (le Brésil
revendique notamment un siège permanent au Conseil de sécurité
des Nations unies) et le développement des énergies renouvelables
(dossier clé pour le Brésil, premier exportateur mondial d'éthanol).
"Nous [le Brésil et la France]
partageons les mêmes
valeurs et les mêmes idéaux. Nous luttons pour la paix, nous
souhaitons un ordre global plus durable et plus solidaire. Nous sommes pleinement
conscients de nos responsabilités dans le monde. Ces principes sont
au fondement de notre Alliance pour le changement [...] Ce partenariat que
nous sommes en train de réaliser, ce n'est pas un simple partenariat
commercial. La France ne veut pas simplement vendre au Brésil et le
Brésil ne veut pas simplement vendre en France. Nous voulons penser
ensemble, nous voulons créer ensemble, nous voulons construire ensemble
et si possible même vendre ensemble" déclarait le 7 septembre
Luiz Inacio Lula da Silva aux côtés de Nicolas Sarkozy.
Globalement, l'alliance franco-brésilienne sert tant la consolidation
par la France des encore beaux restes de sa grandeur que l'aspiration du
Brésil à la puissance.
Ambition globale et préoccupations régionales et nationales
du Brésil
Père spirituel de l'Unasur (Union des nations sud-américaines),
le Brésil représente à lui seul, en termes de produit
intérieur brut, de population et de superficie, la moitié du
sous-continent que forment les douze pays situés au sud de l'Amérique centrale.
L'analyste Rosendo Fraga y voit une asymétrie similaire à celle
existant entre la Russie et les anciennes républiques soviétiques
où à celle que créerait au sein de l'Union européenne
la fusion en un seul pays de l'Allemagne, de la France et du Royaume-Uni.
Aussi, rien d'étonnant à ce que le Brésil réclame
un statut de puissance mondiale qu'assument chacun à leur façon
ses partenaires de l'association informelle BRIC, sigle formé des
initiales de Brésil, Russie, Inde et Chine. Comparé à ses
trois partenaires du BRIC, tous dotés de l'arme nucléaire et
lancés dans des plans ambitieux de réarmement et de modernisation
de leurs forces armées, le Brésil souffre d'un désavantage
que Rosendo Fraga qualifie de "stratégico-militaire". C'est pour cette
raison, estime l'analyste argentin, que le réarmement du Brésil
a pour premier objectif de renforcer sa condition d'acteur global.
Sur le plan régional, le Brésil, quoique leader naturel de
l'Amérique du Sud, y agit surtout comme facteur de modération,
ainsi que l'a démontré le récent
sommet extraordinaire de l'Unasur, le 28 août à Bariloche (Argentine), consacré aux implications pour la sécurité régionale de l'usage de bases militaires colombiennes par les forces américaines. Tempérant
l'animosité du président vénézuélien Hugo
Chavez et de ses alliés, Lula da Silva parvint à éviter
au sommet une condamnation explicite de l'accord américano-colombien
qui aurait provoqué la crise de l'Unasur et de son Conseil de défense.
Face aux tensions dans la région, surtout entre la Colombie et deux
de ses voisins, le Venezuela et l'Equateur, l'accroissement de la capacité
militaire du Brésil renforcera son rôle de modérateur
régional. En outre, croit Rosendo Fraga, le Brésil, limitrophe du Venezuela et de la Colombie, ne pourrait admettre que l'un de ces pays ait une puissance militaire supérieure à la sienne ni qu'un conflit armé éclate entre Bogota et Caracas.
Le partenariat stratégique avec la France répond à ces
ambitions et préoccupations du Brésil, soucieux aussi de pouvoir
garantir, au besoin par les armes, sa souveraineté nationale sur son
ample territoire et en particulier sur l'Amazonie, ainsi que sur les gigantesques
gisements pétroliers découverts récemment au large des
côtes brésiliennes.
En résumé, le réarmement du Brésil répondrait
en premier lieu à son ambition de puissance globale, puis à
garantir sa capacité d'exercer un rôle modérateur en
Amérique du Sud et, enfin, à préserver sa sécurité
territoriale et énergétique.