Que les 12 pays de l'Amérique du Sud (Argentine, Bolivie, Brésil,
Chili, Colombie, Equateur, Guyana, Paraguay, Pérou, Surinam, Uruguay
et Venezuela) aient tenu un sommet confirmant leur hostilité quasi
unanime à une présence militaire américaine dans la
région est en soi une victoire politique de Hugo Chavez et de ses
alliés de la gauche radicale, l'Equatorien Rafael Correa et le Bolivien
Evo Morales.
Par contre, le sommet a consacré leur impuissance à empêcher
ce qui les agite. Destinés à participer, officiellement en
Colombie seulement, à la lutte contre le trafic de drogue et contre
le terrorisme de la guérilla marxiste des FARC (Forces armées
révolutionnaires de Colombie), des avions et des vaisseaux américains
effectueront effectivement des missions à partir de bases aériennes
et navales colombiennes. Dans leur
déclaration finale du sommet de Bariloche,
approuvée à l'unanimité, les 12 pays de l'Unasur ne remettent pas en question
cette réalité. Tout au plus posent-ils des garde-fous tributaires des souverainetés
nationales.
Le conservateur colombien Alvaro Uribe, lui, a réussi un étonnant
tour de force. Soumis des heures durant aux questions et critiques de ses
pairs régionaux, il n'en est pas moins parvenu à matérialiser
dans la déclaration finale le principal objectif qu'il s'était
assigné au sommet de Bariloche, à savoir étendre la
préoccupation, certes théorique et limitée par le principe
de non-ingérence, de l'Unasur au terrorisme des FARC et à tous
les accords militaires conclus par les pays d'Amérique du Sud.
En revanche, le président Uribe devra, logiquement, soumettre à
la même surveillance théorique et limitée l'application
de son propre accord avec les Etats-Unis, ce que Washington appréciera
peu.
Paragraphe clé de la déclaration finale du sommet
Ces diverses considérations s'appuient sur ce paragraphe clé
de la déclaration finale du sommet de Bariloche:
[Les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Unasur décident] ...
"de
demander à leurs ministres des Relations extérieures et de
la Défense de célébrer une réunion extraordinaire
lors de la première quinzaine de septembre prochain, afin d'élaborer
au profit d'une plus grande transparence des mesures développant la
confiance et la sécurité de manière complémentaire
aux instruments existants au sein de l'OEA [Organisation des Etats américains],
incluant des mécanismes concrets de mise en oeuvre et de garanties
pour tous les pays applicables aux accords existants avec des pays de la
région et extrarégionaux; [applicables]
aussi au trafic
illicite d'armes, au narcotrafic et au terrorisme conformément à
la législation de chaque pays. Ces mécanismes devront contempler
les principes du respect sans réserve de la souveraineté, de
l'intégrité et inviolabilité territoriale et de la non-ingérence
dans les affaires internes des Etats".
En clair, et sous cette réserve quelque peu paradoxale de la "non-ingérence",
cela veut dire que l'Unasur devrait théoriquement surveiller aussi,
outre l'accord américano-colombien, les accords de coopération
militaire du Venezuela avec la Russie, la découverte aux mains de
la guérilla colombienne des FARC d'armes qui ont appartenu à
l'armée vénézuélienne, le trafic de drogue et
le terrorisme imputés aux FARC, ainsi que les accusations de Bogota
à propos des bases dont cette guérilla disposerait toujours
au Venezuela et en Equateur.
Les FARC et les pays qui les appuient tout en le niant sont plus visés
encore par l'article de la déclaration finale dans lequel les chefs
d'Etat de l'Unasur réaffirment leur
"engagement à intensifier
la lutte et la coopération contre le terrorisme et la délinquance
transnationale organisée et ses délits connexes: le narcotrafic,
le trafic d'armes petites et légères, ainsi que le rejet de
la présence ou d'actions de groupes armés en marge de la loi".
Mais le président colombien Alvaro Uribe et les Etats-Unis sont
à leur tour implicitement visés par la déclaration finale
du sommet de Bariloche lorsqu'elle ambitionne de
"consolider l'Amérique
du Sud comme zone de paix". Bogota et Washington sont des cibles plus
nettes encore quand la déclaration
"réaffirme que la présence
de forces militaires étrangères ne peut pas, avec leurs moyens
et ressources liés à des objectifs propres, menacer la souveraineté
et l'intégrité d'une quelconque nation sud-américaine
et en conséquence la paix et la sécurité dans la région".
Livre blanc américain: "pour faire la guerre" selon Hugo Chavez
La déclaration de Bariloche va jusqu'à mettre explicitement
Washington dans le collimateur en demandant au Conseil sud-américain
de la Défense, organe de l'Unasur, d'analyser, "avec vérification
de la situation aux frontières", un
Livre Blanc (White Paper) du commandement
aérien américain, dans lequel ce dernier évalue que
la base aérienne colombienne de Palanquero permettra une meilleure
"mobilité" de ses forces.
"Il s'agit, vous l'avez compris, de mobilité pour faire la guerre",
estima Hugo Chavez en montrant lors du sommet une copie de ce rapport dont
il a lu des extraits (surtout le point 12, pages 21 et 22). Le président vénézuélien
a plusieurs fois accusé récemment les Etats-Unis de vouloir
provoquer un conflit armé entre la Colombie et le Venezuela dans le
but de s'emparer des champs pétroliers vénézuéliens
et de dynamiter tant l'Unasur que les régimes de gauche en Amérique
latine.
Le Livre Blanc brandi par Chavez est diffusé sur Internet depuis le
mois de mai par le quotidien colombien El Tiempo. A Washington, un porte-parole
du département d'Etat n'a pas contesté son authenticité,
mais l'a qualifié vendredi de rapport "académique" de la Force
aérienne américaine, évaluant sans implications politiques
ni stratégiques "des alternatives de transport global pour des urgences
et pour l'aide humanitaire".
Alvaro Uribe ne révélera pas à l'Unasur, comme ses pairs
l'y invitaient au nom de la confiance, le texte de son accord militaire avec
les Etats-Unis. A moins, a suggéré le président Colombien,
que ne soient mis aussi à disposition du Conseil sud-américain
de la Défense le texte de "tous les accords militaires entre pays de
la région et avec des pays tiers". La déclaration finale du
sommet de Bariloche est muette sur ce point précis.
Absence aussi, dans la déclaration finale, d'un appel au président
américain Barack Obama pour qu'il explique devant l'Unasur l'accord
militaire avec la Colombie et fournisse la garantie juridique que cet accord
se limitera aux objectifs annoncés, soit la lutte contre le trafic
de drogue et le terrorisme, uniquement en Colombie, sans menacer des pays
tiers.
Le président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva et la majorité
des chefs d'Etat de l'Unasur attachent pourtant beaucoup d'importance à
une garantie des Etats-Unis. Lula n'a pas caché au sommet son inquiétude
à propos de prétentions, à ses yeux outrancières,
de la communauté internationale sur l'Amazonie. Dans ce cadre et plus
encore dans celui de l'unité sud-américaine, que le Brésil
veut mettre au service de son ambition d'acteur planétaire global,
les forces militaires étrangères ne sont pas bienvenues dans
la région.