Accord tripartite entre Madrid, Londres et le Rocher
Gibraltar désenclavé: virage humaniste de l'Espagne
par Christian Galloy
Analyste politique, directeur de LatinReporters
MADRID, vendredi 22 septembre 2006 (LatinReporters.com)
- Placer les êtres humains avant les théories territoriales
et politiques. C'est cette vision humaniste qui rend historique l'accord
tripartite entre l'Espagne, le Royaume-Uni et Gibraltar. Le
célèbre rocher, colonie britannique de 6 km², et ses
30.000 habitants seront désenclavés après trois siècles
de blocus espagnol total ou partiel.
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Détroit de Gibraltar. A gauche, l'Espagne et le rocher de Gibraltar (dans cadre jaune). A droite, le Maroc. - Photo satellite NASA - Public domain | |
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Le ministre espagnol des Affaires extérieures, Miguel Angel Moratinos,
le ministre britannique pour l'Europe, Geoff Hoon, et le Ministre principal (chef du gouvernement) de
Gibraltar, Peter Caruana, ont présenté le 18 septembre à Cordoue cet
accord négocié depuis 2004 dans le cadre d'un "Forum trilatéral de dialogue".
Il prévoit l'utilisation conjointe de l'aéroport de Gibraltar,
l'accélération du transit routier à hauteur de la grille
séparant l'Espagne du territoire du rocher, le développement
de réseaux interconnectés de télécommunications,
la réévaluation par Londres des retraites des Espagnols qui
ont travaillé à Gibraltar avant la fermeture de la grille
en 1969 par Franco, ainsi que l'ouverture dans la petite colonie d'un Institut
Cervantes semblable à ceux qui contribuent dans des dizaines de pays
à la diffusion de la langue et de la culture espagnoles.
Outre les 30.000 Gibraltariens, des dizaines de milliers d'Andalous
voisins du rocher bénéficieront des ces ouvertures puisqu'elles contribueront
aussi au développement commercial et touristique de cette région de l'extrême
sud ibérique.
Sur la rive ouest de la baie de Gibraltar, le port d'Algeciras
est le premier d'Espagne en trafic de passagers et le cinquième
quant au trafic de marchandises. L'accès à l'aéroport
voisin de Gibraltar épargnera aux plus de 100.000 habitants d'Algeciras
les 140 km les séparant de l'aéroport de Malaga. Le
premier vol Gibraltar-Madrid est annoncé pour décembre. L'interdiction
par l'Espagne de toute liaison aérienne entre son territoire et Gibraltar
relèvera alors du passé.
Quant à la réévaluation rétroactive des
retraites de près de six mille Espagnols, encore en vie, que le
blocus franquiste du rocher priva de leur emploi à Gibraltar, elle
débouchera sur le versement, par Londres, de 6.200 euros d'arriérés
en moyenne à chacun des intéressés. Ils percevront
en outre à l'avenir une retraite actualisée.
De prochaines réunions du "Forum trilatéral de dialogue" devraient accentuer
le rapprochement, notamment en matière d'éducation, de liaisons maritimes et de
coopération portuaire.
Pour développer pareille "diplomatie de citoyenneté", selon l'expression du ministre
Miguel Angel Moratinos, l'Espagne dirigée par le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero
a fait deux concessions majeures. D'abord, sans y renoncer, Madrid a pour
la première fois laissé hors d'une table de négociation
sur Gibraltar sa revendication séculaire de souveraineté sur
le rocher. En outre, pour la première fois également, Madrid
a accepté que Gibraltar -et non plus seulement Londres- soit aussi
son interlocuteur dans de tels pourparlers. Le Parti populaire (PP, opposition
conservatrice), qui représente près de 40% de l'électorat
espagnol, accuse M. Zapatero d'avoir bradé ainsi la souveraineté
nationale.
Le leader gibraltarien Peter Caruana salue, lui, le "courage politique"
espagnol, qui a permis l'accord tripartite que le Britannique Geoffrey Hoon
n'hésite pas à juger "historique". Le ministre Moratinos parle
pour sa part "d'esprit rénové dans la recherche d'une solution
définitive". Pour lui et pour Madrid, la récupération
de la souveraineté sur le rocher, liée au vieux traité
d'Utrecht, reste l'objectif à atteindre, mais en passant désormais
par une opération de séduction à long terme des Gibraltariens.
Les gouvernements successifs de la démocratie restaurée
en Espagne après la mort de Franco (1975) ayant tous tenté
de négocier avec la poignée de séparatistes et terroristes
basques de l'ETA, il eût été paradoxal que Madrid refuse
plus longtemps de dialoguer avec le peuple pacifique et démocratique
de Gibraltar.
En 1967, 99% des Gibraltariens disaient non par référendum
à un rattachement à l'Espagne. En 2002, un second référendum
rejetait dans la même proportion une cosouveraineté hispano-britannique.
Jusqu'à présent, les habitants du rocher préfèrent
demeurer des citoyens de Sa Gracieuse Majesté.
L'Espagne voit en Gibraltar la dernière colonie en Europe. Officiellement
territoire d'Outre-mer du Royaume-Uni, colonne d'Hercule de la mythologie
grecque, place forte aéro-navale à la jonction de l'Atlantique
et de la Méditerranée et de l'Europe et de l'Afrique, stratégique
à ce titre lors des deux guerres mondiales, Gibraltar fut conquis
en 1462 par les Espagnols, qui en expulsèrent les Maures arrivés
au début du 8e siècle. Le rocher tomba aux mains d'une force
expéditionnaire anglo-hollandaise en 1704 et le Traité d'Utrecht
de 1713 consacra sa cession à perpétuité aux Britanniques
par les Espagnols qui, néanmoins, n'ont jamais cessé de le
revendiquer.
Historiquement, depuis la naissance de la notion d'Etat en Europe, Gibraltar
a donc été moins longtemps espagnol que britannique. Les sièges
militaires et blocus imposés en vain par l'Espagne contribuèrent
à forger l'identité des Gibraltariens, descendants de Britanniques,
de Génois, de Maltais, d'Indo-Pakistanais et... d'Espagnols.
Le droit des peuples à l'autodétermination, moteur universel
des processus de décolonisation, est rejeté par l'Espagne
dans le cas de Gibraltar. Madrid invoque le droit d'intégrité
territoriale que lui garantirait le Traité d'Utrecht. L'article X
de ce traité dit textuellement: "S'il paraissait un jour utile à
la Couronne de Grande-Bretagne de donner, vendre, aliéner d'une quelconque
manière la propriété de ladite Ville de Gibraltar,
il est convenu et accordé par ce Traité qu'on donnera à
la Couronne d'Espagne la priorité sur d'autres pour la racheter."
Conclu à une époque où les droits de l'homme n'étaient
pas codifiés, parlant de "vendre" et "racheter" une ville
et son peuple, déniant "aux juifs et aux Maures" le droit de résider
à Gibraltar, l'article X du Traité d'Utrecht est-il encore
légitime?
Londres admet toujours le droit de préemption de l'Espagne prévu par
le traité en cas de cession du rocher. Mais l'engagement des Britanniques
de respecter la volonté des Gibraltariens a amendé de fait
sinon la lettre du moins l'esprit de l'anachronique Traité d'Utrecht.
Cet engagement semblait toutefois fléchir avant le référendum
de 2002 par lequel Gibraltar a refusé un condominium hispano-britannique.
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