Sur la lune, pas d'oxygène, et c'est aussi le manque d'oxygène,
politique cette fois, qui menace Moratinos. "Erreur historique" et même "trahison"
clame en effet en Espagne le puissant Parti Populaire (PP, conservateur) à
propos de l'inédite visite ministérielle. Le chef de la
diplomatie espagnole est accusé d'avoir reconnu par sa présence
l'identité de Gibraltar, revendiqué sans cesse
par Madrid dès sa perte, en 1704.
"La photo de la honte" va jusqu'à titrer sur quatre colonnes à
la une le quotidien madrilène de centre droit El Mundo sous l'image
de Miguel Angel Moratinos entouré de son
homologue britannique David Miliband et du Ministre principal de Gibraltar,
Peter Caruana. Souriants le 21 juillet à la cime du célèbre
rocher, ils fondent leur main droite en un seul poing, comme trois mousquetaires,
ferraillant pourtant pour des souverains différents.
"Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité"
disait Armstrong en sautillant sur la lune le 20 juillet 1969. "Nous ne renonçons
pas d'un millimètre à nos revendications, mais nous avançons
des kilomètres dans le dialogue" paraphrase 40 ans plus tard le
ministre Moratinos pour répliquer à ses adversaires.
Il leur reproche de ne pas comprendre que trois siècles de sièges
militaires, de blocus et de menaces n'ont en rien fait progresser la récupération
par l'Espagne de la petite colonie britannique.
Fustigé par la droite, le dialogue trilatéral Madrid-Londres-Gibraltar
accepté par le gouvernement socialiste espagnol de José Luis
Rodriguez Zapatero a débouché, depuis 2006, sur l'utilisation
civile conjointe de l'aéroport du rocher, l'accélération du
transit routier à hauteur de la grille le séparant de l'Espagne,
le développement de réseaux interconnectés de télécommunications et la réévaluation par Londres de retraites d'Espagnols qui ont travaillé sur cette enclave militaire et touristique de 6 km².
Le 21 juillet, le ministre Moratinos et ses deux interlocuteurs se sont attelés
à la coopération en matière de services financiers,
de fiscalité, de visas, de communication et de sécurité
maritimes, d'éducation, d'environnement et de coopération judiciaire,
douanière et policière. A ce rythme, la coopération
spatiale ne tardera pas à être abordée.
L'ambition de Madrid est de rapprocher de l'Espagne les 30.000 Gibraltariens
par l'osmose progressive entre le rocher et l'Andalousie. Dans ce processus de "diplomatie citoyenne",
comme le qualifiait en 2006 déjà Miguel Angel Moratinos,
le gouvernement socialiste espagnol n'abandonne pas sa revendication de souveraineté,
mais il lui met une sourdine. Comme dans la conquête
de l'espace, patience s'impose, car 99% des Gibraltariens disaient non par
référendum en 1967 à un rattachement à l'Espagne
et, en 2002, un second référendum rejetait dans la même
proportion une cosouveraineté hispano-britannique.
Tombé aux mains d'une force expéditionnaire anglo-hollandaise
en 1704 et cédé aux Britanniques par le
Traité d'Utrecht
en 1713, Gibraltar devrait, selon ce traité, revenir à l'Espagne
si le Royaume-Uni s'en retirait. Londres promet toutefois de ne pas contrarier
la volonté des Gibraltariens.
"Au 21 siècle, si on n'a pas l'appui des citoyens, que ce soit en
Espagne, à Gibraltar ou au Royaume-Uni, il est difficile qu'un quelconque
accord diplomatique puisse être soutenable" vient de reconnaître
le ministre Moratinos à la Radio nationale espagnole. Il admet donc
-et dans le dossier de Gibraltar, c'est comme découvrir la face cachée
de la lune- que le droit à l'autodétermination est aujourd'hui
plus décisif que le droit à l'intégrité territoriale
auquel s'accroche pourtant encore Madrid.
C'est aussi reconnaître implicitement, sans qu'ose le dire Moratinos,
la vétusté du Traité d'Utrecht, sans doute depuis longtemps
illégitime pour envisager de "vendre" et "racheter" Gibraltar et son
peuple et dénier en outre "aux Juifs et aux Maures", extraterrestres
de l'époque, le droit d'y résider.