La transition démocratique n'a pas consolidé le pardon
Espagne: 30 ans après la mort de Franco, Zapatero rouvre les blessures au nom de la justice
|
Hitler et Franco (à droite), le 20 octobre 1940 à Hendaye Photo Fundacion Nacional F. Franco |
|
|
El Valle de los Caidos, tombe pharaonique de Franco Photo Patrimonio Nacional |
|
|
Le roi Juan Carlos (22 mai 2004) Photo LatinReporters.com |
|
|
José Luis Rodriguez Zapatero (4 février 2005) Photo Inma Mesa-PSOE |
par Christian Galloy
Analyste politique, directeur de LatinReporters.com
MADRID, samedi 19 novembre 2005 (LatinReporters.com) - "Espagnols, Franco
est mort". En l'annonçant le 20 novembre 1975 à la télévision
espagnole, Carlos Arias Navarro, chef du gouvernement, était au bord
des larmes. Aujourd'hui, un bambin d'une école madrilène affirme
à la radio que Franco était... "un chanteur"! Mais contre l'oubli
du passé, le socialiste Zapatero rouvre les blessures au nom de la
justice et de la "mémoire historique".
"Franco était un homme qui découvrit la France et la monnaie
s'appela le franc" affirme un autre écolier au micro de la radio Cadena
Ser... Trois années de guerre civile et 36 autres de dictature, la
dernière d'Europe occidentale, ne perturbent pas, dans une démocratie
d'à peine 30 ans, les Ibères en culottes courtes passionnés
de jeux vidéo.
Quand ils avaient leur âge, leurs grands-parents apprenaient par coeur
dans les manuels scolaires cette description du "généralissime"
Franco: "Militaire d'une histoire très brillante, paré des excellentes
vertus de la race, notre Caudillo [chef] fut un don de la providence pour unir toutes
les volontés et conduire la patrie de triomphe en triomphe, la sauvant
des griffes du marxisme pour la mettre sur le chemin de sa grandeur future".
"Comment est-ce possible que j'en sache plus sur Pinochet que sur Franco?"
se demande la jeune cinéaste Sandra Ruesga.
Sa génération, les actuels 20-30 ans, sait au moins qu'exista
le général-dictateur Francisco Franco, fossoyeur de la IIe République
et de la gauche lors du conflit fratricide de 1936-1939.
Amnesty International s'étonne et s'inquiète
de "l'exception espagnole", du "silence" et de "l'impunité" dont jouissent
toujours, à ses yeux, les crimes de la dictature franquiste. D'autant
plus que l'Espagne se targue de justice universelle, ses tribunaux poursuivant
le Chilien Augusto Pinochet, ainsi que d'autres ex-dictateurs ou bourreaux
d'Amérique latine.
Clefs de voûte de la transition
Les quatre clefs de voûte de la transition démocratique et
de la réconciliation supposée des deux adversaires de la guerre
civile, l'Espagne de gauche et l'Espagne de droite, furent la
restauration de la monarchie en la personne du roi Juan Carlos Ier, une régionalisation
destinée surtout à apaiser l'indépendantisme basque
et catalan, le pardon réciproque sans esprit de revanche (avec silences
institutionnels) et la concertation gouvernement-opposition sur les grandes
questions d'Etat.
Ce consensus historique se lézarda en 2003 lorsque, malgré une opposition massive évaluée par divers sondages à
plus de 80% des Espagnols, le gouvernement conservateur
de José Maria Aznar envoya un contingent militaire en Irak pour y
soutenir la guerre menée par les Etats-Unis.
La victoire aux législatives du 14 mars 2004 de l'actuel président
du gouvernement, le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero, a élargi
cette brisure, car son succès est entaché d'une odeur persistante
de poudre.
Les conservateurs du Parti populaire (PP) sont en effet persuadés
qu'ils seraient toujours au pouvoir si le 11 mars 2004, trois jours avant
les élections, des bombes islamistes n'avaient pas massacré
191 banlieusards et blessé près de 2.000 autres dans quatre
trains arrivant à Madrid à l'heure de pointe. Des députés
du PP et quelques journalistes vont jusqu'à soupçonner une
complicité au moins passive dans ces attentats de secteurs de la police
qu'ils croient inféodés aux socialistes.
L'arithmétique électorale et ses conséquences politiques
ont également accéléré la résurgence de
l'hostilité entre les deux Espagne idéologiques. Les socialistes
de M. Zapatero ne disposant que d'une majorité parlementaire relative,
ils ont négocié avec les écolos-communistes d'Izquierda
Unida (IU, Gauche unie) et les indépendantistes d'Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, Gauche républicaine de Catalogne) un pacte interdisant tout accord avec le PP.
La gauche seule assume donc la paternité des décisions
du gouvernement Zapatero. Les plus controversées sont la légalisation
du mariage homosexuel avec droit à l'adoption d'enfants, la régularisation
massive d'immigrés, la réduction dans les écoles du
poids de la religion, l'offre d'un dialogue aux terroristes basques de l'ETA,
une "Alliance des civilisations" avec le monde musulman, l'appui au néonationalisme
catalan dans un projet fédéraliste de refonte des autonomies
régionales et la création d'une commission interministérielle
pour élaborer, par respect à la "mémoire historique", une loi rendant justice aux victimes du franquisme.
Ouverture de fosses communes de la guerre civile, révision des procès
de républicains condamnés, indemnisation des familles de fusillés,
de blessés et d'emprisonnés par la dictature et nettoyage des
milliers de rues et de places espagnoles de leur nom ou symboles encore franquistes
sont ainsi théoriquement au menu du gouvernement Zapatero. Il affiche néanmoins une
soudaine prudence sur ces questions brûlantes.
Petit-fils d'un capitaine de l'armée républicaine fusillé
en 1936 par les franquistes, le dirigeant socialiste est prié par
ses alliés écolo-communistes et catalans de transformer en
"musée pédagogique" dénonçant les crimes de la
dictature la tombe pharaonique de Franco, creusée dans la roche d'El
Valle de los Caidos ("La Vallée de ceux qui sont tombés") par
des prisonniers politiques, à 50 km au nord-ouest de Madrid. Une croix
haute de 150 mètres surmonte ce mausolée.
Les deux Espagne cohabitent à contrecoeur
Trois des quatre clefs de voûte de la transition démocratique
-pardon réciproque, concertation entre gouvernement et opposition, philosophie de la régionalisation-
sont ainsi remises en question aujourd'hui. Seule la monarchie, restaurée
selon le voeu de Franco, est épargnée.
Selon un sondage du quotidien centriste El Mundo, 41,3% des
Espagnols estimeraient que le gouvernement Zapatero "rouvre les blessures
du passé", contre 25 % croyant au contraire que la politique gouvernementale
contribuera à l'effacement définitif des rancoeurs. Un tiers
des interrogés ne se prononce pas.
Le PP accuse M. Zapatero d'être le chef de gouvernement "le plus
radical" depuis la fin de la dictature franquiste. L'ex-ministre conservateur
des Affaires étrangères Josep Piqué prétend
que le dirigeant socialiste "ne partage pas l'esprit de la transition" et
ne croirait qu'en "la légitimité des vaincus" de la guerre
civile.
Faute d'une force parlementaire suffisante (le PP contrôle
tout de même 42% des députés), la droite sociologique,
politique et religieuse espagnole, revenue dans les derniers sondages au
niveau des socialistes, surprend en dominant la rue, comme la gauche autrefois.
Contre une éventuelle négociation du gouvernement avec les
Basques de l'ETA, puis contre le mariage homosexuel et enfin contre le projet
socialiste de réforme de l'éducation, cette droite sociologique
et tranquille (l'extrême droite n'a aucun député ni sénateur)
a mobilisé à trois reprises cette année des centaines
de milliers de manifestants à Madrid.
Après trente ans d'une transition qui ne semble donc pas avoir consolidé
le pardon, les deux Espagne cohabitent comme à contrecoeur. Mais dramatiser
serait déplacé. L'universalisation des droits de l'homme et
la démocratie commune européenne ont propulsé les Espagnols
à des années-lumière de la barbarie du passé.
Vous pouvez réagir à cet article sur notre forum
ARTICLES ET DOSSIERS LIÉS
Espagne-Réforme de l'éducation contestée: la droite domine la rue
Une statue de Franco ranime le fantôme des deux Espagne
Dossier Espagne
|