Conséquences du "Pourquoi tu ne te tais
pas?"
Crise
entre l'Espagne du roi Juan Carlos et le Venezuela d'Hugo Chavez :
sympathie et légitimité
MADRID / CARACAS, jeudi 15 novembre 2007
(LatinReporters.com) - Juan Carlos Ier est un souverain sympathique.
Mais même dans son pays, l'Espagne, la réflexion sur la
légitimité démocratique se glisse dans l'euphorie
médiatique soulevée par son "Pourquoi tu ne te tais
pas?", lancé lors du 17e sommet
ibéro-américain au président Hugo Chavez du
Venezuela. Celui-ci a annoncé "la révision profonde
des relations politiques, diplomatiques et économiques avec
l'Espagne".
|
Hugo Chavez,
président du Venezuela : il exige des
excuses du roi Juan Carlos d'Espagne. Le gouvernement espagnol du
socialiste José Luis Rodriguez Zapatero et le patronat tentent
de calmer le jeu.
Photo Francisco Batista / Prensa Presidencial
(Venezuela)
|
|
Le 10 novembre
à Santiago du Chili, devant une vingtaine d'autres chefs d'Etats
hispanophones et lusophones des Amériques et d'Europe, le roi
d'Espagne avait prié le président Chavez de se taire au
moment où il ne cessait d'interrompre le chef du gouvernement
espagnol, le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero. Ce dernier
appelait au respect de son prédécesseur conservateur
José Maria Aznar, traité de "fasciste" par Hugo
Chavez, qui l'accuse d'avoir appuyé le putsch antichaviste
d'avril 2002.
Depuis cet incident insolite dans les relations internationales, le
bouillant Vénézuélien module sa réplique en
haussant chaque jour le ton. Il fustige "cinq siècles de
colonialisme espagnol". Rappelant que "moi, j'ai été
élu trois fois", il exige des excuses du roi Juan Carlos,
"nommé par [le dictateur espagnol] Francisco Franco".
Le prétexte à une mobilisation patriotique contre
l'ennemi extérieur que serait désormais aussi l'Espagne
est peut-être une aubaine pour Hugo Chavez avant le référendum
du 2 décembre sur la réforme constitutionnelle
très controversée qui accroîtrait ses pouvoirs.
"Je vais avoir à l'oeil et surveiller toutes ces
entreprises espagnoles implantées au Venezuela" menace le
président Chavez. Quelque 300.000 Espagnols vivent au Venezuela.
Banco Santander et BBVA (banques), Repsol (pétrole), Mapfre
(assurances), Prisa (médias) et Telefonica
(téléphonie) sont parmi les principales entreprises
espagnoles qui, au total, ont investi 1,85 milliard d'euros au
Venezuela depuis la première investiture d'Hugo Chavez, en
février 1999.
Madrid et les organisations patronales tentent de calmer le jeu. Le
gouvernement de M. Zapatero se refuse à rappeler l'ambassadeur
d'Espagne à Caracas, comme l'exige le Parti populaire (PP,
opposition conservatrice) de Mariano Rajoy. La guérilla verbale
d'Hugo Chavez contribue ainsi à diviser davantage la
société espagnole, dont la droite et la gauche
s'affrontent depuis trois ans comme jamais depuis la mort de Franco. Le
PP reproche au gouvernement de Zapatero d'avoir "alimenté
la bête" (Hugo Chavez...), le ministre des Affaires
extérieures, Miguel Angel Moratinos, ayant lui-même
accusé en 2004 José Maria Aznar d'avoir appuyé le
putsch vénézuélien de 2002.
Dans la vague médiatique d'applaudissements nationalistes
saluant en Espagne le roi Juan Carlos, crédité d'avoir
sauvegardé la dignité nationale à Santiago, des
opinions à contre-courant émergent soudain.
Revenant sur le "Pourquoi tu ne te tais pas?", le journal
madrilène de centre gauche El Pais, d'ordinaire défenseur
de la monarchie constitutionnelle sans se proclamer royaliste,
décrit, sous la plume de l'analyste Josep Ramoneda, Juan Carlos
Ier comme accoutumé "aux actes officiels où il est
le roi et les autres les sujets". Aussi, parmi de nombreux chefs
d'Etat exprimant à Santiago leurs divergences politiques, le
souverain aurait-il "perdu les nerfs comme cela arrive parfois
à tout être humain", entrant dans la
"confrontation politique, qui n'est pas le propre du roi ni ne lui
correspond constitutionnellement".
Admettant que des secteurs latino-américains hostiles à
"la fanfaronnade des pétrodollars" d'Hugo Chavez
peuvent avoir vu avec sympathie l'incident du sommet de Santiago,
l'analyste d'El Pais croit néanmoins que sa visibilité,
le "Pourquoi tu ne te tais pas?" ayant été
télévisé et pouvant être revu à
souhait sur Internet, propagera en Amérique latine la perception
"d'un geste à l'arrière-goût ancien,
paternaliste, néocolonial, inscrit dans le discours
pathétique de la mère patrie, car l'incident n'est pas
une anecdote, mais relève plutôt de conflits de
fond".
"Les monarchies peuvent-elles survivre au spectacle de leur
condition humaine? Y a-t-il une place en démocratie pour une
institution non démocratique quand le voyeurisme des citoyens de
la société audiovisuelle a laissé la famille royale
sans aura?" va jusqu'à se demander
Josep Ramoneda.
Question d'un député
Et alors que le chef du gouvernement socialiste espagnol, José
Luis Rodriguez Zapatero, bat le rappel autour du roi Juan Carlos pour
le préserver des attaques d'Hugo Chavez, le journal
madrilène de centre droit El Mundo révèle que le
député socialiste Francisco Garrido prie
l'exécutif de répondre à cette question qu'il a
déposée par écrit au Parlement: "Le
gouvernement croit-il que le roi d'Espagne a agi conformément
à son statut constitutionnel en criant contre le
président du Venezuela ou en abandonnant la salle lors du
discours du président du Nicaragua?" [Daniel Ortega, qui
critiqua aussi l'Espagne au sommet de Santiago].
Selon le député Garrido, "le roi d'Espagne, allant
largement au-delà de la fonction que lui confie la Constitution,
a adopté une attitude inédite d'agressivité et
d'absence de courtoisie à l'égard des pays qui ne se
soumettent pas aux exigences des Etats-Unis et des multinationales
espagnoles".
Les indépendantistes de la Gauche républicaine catalane
(ERC) et les écolos-communistes de la Gauche unie (IU), deux
partis qui épaulent au Parlement la majorité seulement
relative des socialistes de M. Zapatero, avaient déjà
critiqué le roi au soir même de l'incident de Santiago.
A Cuba, Fidel Castro, voit dans le "Pourquoi tu ne tais pas?"
un "Waterloo idéologique" du colonialisme et de
l'impérialisme. Plus inquiétant encore pour l'Espagne,
qui tisse depuis près de vingt ans l'institution
ibéro-américaine pour étendre son influence
diplomatique et commerciale, même le modéré Luiz
Inacio Lula da Silva, président de centre gauche du
Brésil, a cru utile de rappeler que le président Hugo
Chavez a été élu par le peuple, mais le roi Juan
Carlos, non.
Le souverain n'en jouit pas moins d'une énorme sympathie en
Espagne. Il serait probablement plébiscité si la
monarchie restaurée par Franco était soumise à
référendum. Mais précisément, elle ne l'a
jamais été. Hugo Chavez, lui, paré de la
légitimité des urnes, accentue pourtant sa dérive
autoritaire. Sa réforme de la Constitution qui sera soumise au
référendum du 2 décembre diluerait le pluralisme
actuel du Venezuela dans un socialisme constitutionnellement
obligatoire. Entre sympathie et légitimité, les voies de
la démocratie semblent parfois tortueuses.
version imprimable
Réagissez
sur notre forum en rappelant titre et date de
l'article
|