Il était interrogé le 3 novembre par la Radio nationale espagnole, ce qui
démontre l'impact au-delà des Pyrénées de l'actuelle introspection
hexagonale.
L'année 1898 citée par Rafael Nuñez est celle de l'anéantissement
par la flotte des Etats-Unis de l'escadre de l'amiral Cervera en rade de
Santiago de Cuba. L'Empire espagnol subissait ainsi l'estocade. Le "Désastre
de 1898", comme on l'appelle depuis, a profondément marqué
l'évolution politique, économique et culturelle d'une Espagne
se repliant alors sur elle-même.
Cela favorisa, à la même époque, le renouveau sous une
forme contemporaine des nationalismes basque et catalan, aujourd'hui rescapés
endurcis d'une guerre civile et de près de quarante ans de dictature
franquiste. L'actuelle parcellisation de l'Espagne en dix-sept régions
dites autonomes ne visait, lors de la transition démocratique post-franquiste,
qu'à relativiser pour mieux tenter de l'endiguer la spécificité
du Pays basque et de la Catalogne.
Rafael Nuñez ne retrace pas ce cheminement dans son interview à
la radio publique de son pays. En Espagne, c'est supposé connu. Mais
c'est à partir de cette réalité qu'il croit inutile
de comparer l'Espagne à la France, "car la France n'a pas dix-sept
gouvernements autonomes. La France a une tradition jacobine, une tradition
centraliste que nous n'avons évidemment pas. Le rôle central
de Paris n'est certainement pas assumé ici par Madrid".
Alors qu'en France ce sont les défis posés par l'immigration,
forte d'environ 13% de la population, qui semble justifier le "Pour vous
qu'est-ce qu'être Français?" posé à tous par le
ministre Eric Besson, l'Espagne, avec une proportion d'immigrés presque
similaire (12% fin 2008) place ailleurs le débat
si l'on en croit Rafael Nuñez.
Selon l'historien et professeur, auteur de nombreux livres et analyses politiques et sociologiques,
"le problème n'est pas tant que les immigrants fassent
partie de ce qui est nôtre, de ce qui est espagnol, car on devrait
d'abord définir exactement ce qui est nôtre. Il faut considérer
en premier lieu que l'Espagnol ne se reconnaît pas dans des symboles
communs. Votre correspondant à Paris [celui de la Radio nationale
espagnole; ndlr] parlait par exemple de la langue française. Ici,
de nombreux exemples montrent que la langue est davantage un motif de discorde,
de séparation, et moins d'union. En Espagne, nous n'avons pas de symboles
communs qui nous unissent d'un point de vue politique. Il suffit de penser
à la controverse sur l'hymne, le drapeau, la fête nationale.
La différence [avec la France] est donc fondamentale, comme entre
le jour et la nuit".
Le formidable concert de huées et de sifflets qui salua le 13 mai
dernier au stade Mestella de Valence tant le roi Juan Carlos et la reine
Sofia que l'hymne espagnol (cf. article du 14.05.2009) ne dément pas l'analyse du professeur Nuñez. Si en France ce sont des immigrés qui sifflent la Marseillaise dans les stades, en Espagne ce sont des Espagnols
qui sifflent leurs souverains et la Marche Royale, l'hymne national. Le stade
Mestella était en effet empli de Basques et de Catalans, officiellement toujours Espagnols,
pour la finale de la Coupe d'Espagne, dite Coupe du Roi, disputée entre l'Athletic de Bilbao et
le FC Barcelone.
A noter aussi que la Marche Royale n'est qu'une musique
sans paroles, aucun projet de texte pour l'hymne national n'ayant fait jusqu'à présent
l'unanimité des Espagnols.
Gauche espagnole et nationalismes
"Un autre des grands problèmes est que parler aujourd'hui [en Espagne]
d'identité nationale, sans autre adjectif, sans plus de nuance, vous
identifie à une tendance politique. Actuellement, quiconque parle
de revendiquer ce qui est espagnol est associé à la droite
en général, à cause peut-être du poids encore grand
de la dictature, quoique Franco mourut en 1975" ajoute Rafael Nuñez
Florencio.
L'historien et professeur ne sera pas démenti non plus, sur
ce point, par le président du gouvernement espagnol, le socialiste
José Luis Rodriguez Zapatero, pour lequel "le concept de nation est
discuté et discutable".
Rafael Nuñez note qu'en Espagne "la gauche a fait de la revendication
régionaliste ou nationaliste l'un de ses signes d'identité.
Aussi avons-nous le paradoxe de mouvements nationalistes revêtus d'un
label de progressisme qui réellement n'est pas fondé et qui
n'existe pas ailleurs".
"Ces débats [en France sur l'identité nationale] me paraissent
opportunistes, liés à l'agenda politique. Si on voulait vraiment
les envisager en profondeur, ces débats nécessiteraient un
agenda très différent" estime encore Rafael Nuñez avant
de revenir sur son leitmotiv: "Comme je le disais au début, en Espagne
ce débat est présent depuis plus d'un siècle. Il apparaît
et disparaît comme le Guadiana [fleuve du sud ibérique; ndlr]
avec plus ou moins de virulence, mais c'est une question que nous-mêmes,
comme Espagnols, n'avons pas résolue. Il nous faut donc d'abord savoir
ce que nous voulons être ou en quoi nous nous reconnaissons pour ensuite
voir jusqu'à quel point nous pouvons demander aux autres qui viennent
de l'extérieur de s'identifier à nous."
Et quoique la démarche française semble répondre à
une préoccupation similaire, la différence demeure dans le
fait qu'elle est liée aux problèmes de l'immigration, mais
non à des problèmes autochtones comme en Espagne. "J'y vois
un problème fondamentalement interne que nous n'avons pas résolu"
confirme Rafael Nuñez Florencio.
"D'un point de vue politique, parlant des autonomies [régionales],
nous savons qu'il y a une tendance centrifuge qu'il faudra, je suppose, stopper
à un certain moment. En outre, il y a [en Espagne] un débat
idéologique de plus en plus ouvert dans lequel n'existent pas les
points communs dont nous avons besoin" conclut l'historien. Le fossé
entre la droite et la gauche semble en effet plus profond en Espagne que
dans n'importe quel autre pays européen.
Des centaines d'internautes espagnols, mêlés d'hispanisants français,
réagissaient mardi à l'article sur le débat identitaire
français signé par le correspondant à Paris de l'influent
quotidien madrilène El Pais. "Etre Français consiste à
se poser des questions telles que Pour vous qu'est-ce qu'être Français?"
écrivait un internaute. Un autre lui répondait: "Et être
Espagnol, en quoi cela consiste-t-il? Mieux vaut ne pas nous poser la question".